Après Anarchie au Royaume Uni, uppercut littéraire saignant de Nik Cohn contre l’Angleterre de Maggie et du libéralisme de années 1980, où Cohn renouait avec une écriture punk et dévastatrice dans le milieu des prolos, junkies, catcheurs ou gitans, direction Broadway. Non le Broadway rutilant et dégoulinant de strass de Cats ou de Hair, mais celui des travestis et des magiciens minables, au sein d’une République parallèle qui n’a rien à envier à celle de Manchester ou de Birmingham.
Entre journalisme gonzo et reportage exotique à la Gide, Cohn a pour guide Sasha Zim, chauffeur de taxi déjanté et poète, un soviéricain thuriféraire et chantre de ce Broadway « mère des lumières de Picadilly Circus, de la place Pigalle et de Teatralny Ploschtchad ». Chaque chapitre est de ces Strange days, où l’on croise au hasard des pérégrinations du narrateur des êtres cabossés ou illuminés, se heurtant avec philosophie au mur du réel, à la manière des personnages rencontrés chez Amos Kollek. C’est un clochard qui n’est pas céleste, écoutant « vieillir son âme » à vingt-trois ans. C’est un merveilleux travesti, Lush Life (« Vie Exubérante ») dont le visage est celui d’Ava Gardner et les jambes celles de Cyd Charisse. Ce sont ces deux frères grecs, fumeurs de crack et évadés d’une photo de Nan Goldin. Et puis encore d’ex-politiciens véreux déchus : une avocate qui avoue que « l’amour et Broadway ont détruit sa féminité » ou encore un hypothétique masseur chinois qui assène : « Pour que vos rêves se réalisent, commencez par ne pas rêver. »
Notre Ulysse traverse cette fange, la transmutant en or et ennoblissant cette cour des miracles d’une écriture parfois exaspérante, entre aphorismes et passivité fantomatique. Nulle trace d’une omnipotence dans ce récit. Le narrateur disparaît derrière ces étranges créatures, et s’il lui arrive de recueillir les confessions de Lush Life ou S.M. Marie (S.M. pour suceuse masquée, « qu’est-ce que vous croyez »), c’est pour mieux se retirer piteusement des débats (« Vous ne seriez pas un imbécile ? » -« Evidemment »). Au-delà de ces témoignages bruts et souvent inégaux (ou transcrits comme tels), on assiste à la disparition d’un vieux monde : « Autrefois, autrefois, toujours le même refrain » constate Nik. Scandé par la lancinante prose de Sasha (« Lundi noir. Mort des Années Quatre-Vingt. Fini l’Age d’Or de l’Avidité. Adieu et bon débarras. Meilleurs vœux de la Récession ») qui est le coryphée de cette pièce, le récit prend alors un tour atemporel, mythique. Cette somme d’humanité devient la somme de toutes les humanités. Ces fragments de vie forment un kaléidoscope de toutes les vies, comme l’histoire des frères Chang et Eng, les siamois du cirque Barnum. Broadway, par la grâce du médium littéraire, est tout à la fois paradis, enfer et purgatoire.
Ceux qui espèrent trouver trace dans cette œuvre de l’écrivain culte de Awopbopaloobop Alopbamboom, L’Age d’or du rock ou de Rock dreams ne seront pas forcément déçus. Toute l’énergie juvénile du jeune critique rock s’est concentrée désormais dans un projet littéraire à l’opposé des Golden boys triomphants de Wall Street, ces êtres « chargés d’énergie, mais pas de vitalité, de faim, mais pas d’appétit ». Une leçon de vie en somme.