Jeanne la pudeur n’a pas la douce égalité d’humeur dont la majorité des livres de cette rentrée sont pourvus. Une grande variété de thèmes en provenance directe de la mythologie et de la Bible (le dialogue avec un Dieu y est permanent) sont présents : un assassin, une prostituée tutoyant la sainteté, un curé pédéraste, et la pureté, la folie, la Foi jouant un rôle déterminant dans ce roman aux accents apocalyptiques. C’est ainsi que Nicolas Genka happe son lecteur, en convoquant par la puissance de son écriture lyrique les mille visages de la folie. Et cela, sans s’indigner des monstres qu’il met en scène. Car Nicolas Genka voit loin dans le commerce des âmes. Il sait ramener à la surface les passions de ses personnages : haine, amour, et leur forte charge de désirs. Annonciateur de ce qu’il nomme lui-même la « charge pédophile fin de millénaire », il est aussi métaphysicien, et nous invite à une chasse (« toute vraie chasse est mystique »). Le génie se pose sur son épaule comme un oiseau (l’oiseau de Minerve ne prenant son envol qu’à la tombée de la nuit).
Mais ces attraits ne sont pas tout. Ses personnages possèdent la vertu simple, et un peu oubliée, de nous frapper au ventre. La méthode de l’auteur requiert pour cela de l’exigence : il les illumine. Ceux-ci, déchirés, mais par-delà le bien et le mal, se dévoilent, disent des paroles qui nous enchaînent à leur souvenir : « Mais je suis exilée en mon corps de mourante. Dieu, pourquoi cet exil ? » dit Jeanne. C’est ce qui doit scandaliser les censeurs. Et c’est aussi le scandale de notre temps : le talent est difficilement pardonnable. Jeanne la pudeur est la chronique d’un monde qu’il connaît bien, la campagne hostile, ses règles sacrées, celles de ces tableaux du Moyen Age où la Cité céleste brille au-dessus des champs, mais aussi sa fantaisie. Ses mots commencent par l’intimité des drames vécus pour finir par l’universalité (son obsession pour le temps nucléaire et les enfants d’Hiroshima le dit bien). Ils ne restent pas lettre morte.
L’envers de ce décor, ce sont les fantasmes, les névroses, la solitude retrouvée dans cette maison du père. C’est donc avec la sérénité qui s’impose que le tueur d’enfant revient sur les lieux. Avec une maîtrise constamment renouvelée, Nicolas Genka trouve l’arme idéale pour convoquer les sortilèges et les harmonies secrètes. Si un nom devait être mentionné pour ces correspondances, ce serait celui de Bernanos (et son Dialogue des carmélites) qui s’imposerait.
Mais nous parlions de métaphysique. Ces cimes sont atteintes dans la mesure où l’auteur préfère l’église intérieure à celle du culte, le tourment des hommes, les précipices dans lesquels ils se jettent, le déchaînement des éléments plutôt que la douce assurance (Dieu n’aime pas les tièdes) des médiocres (ceux-là mêmes qui l’ont condamné). Car il faut bien l’avouer : l’amour est le centre de cet univers ; amour de l’auteur pour ses personnages comme celui de Dieu pour ses créatures ? Il n’y a guère que le souvenir et l’imaginaire pour trouver un refuge. Chez Nicolas Genka les deux se confondent. Pour le meilleur… et le meilleur.