La plus grande réussite de ce quatrième roman de Nick Hornby tient sans aucun doute dans la drôlerie piquante et lucide du portrait de ce couple de bourgeois progressistes anglais dont on suit, trois cents pages durant, les tribulations conjugales, professionnelles et spirituelles. Ils totalisent 20 ans de mariage environ, ont la quarantaine et deux enfants, sont fiers de se dire qu’ils vivent dans un quartier correct et votent à gauche, conformément à ce qu’ils croient être leurs convictions. Madame s’appelle Katie, exerce la profession de médecin généraliste et estime, à ce titre, qu’elle est dispensée de légitimer à chaque instant son brevet d’humanisme et de vertu sociale. Monsieur s’appelle Dave, gagne sa croûte en conchiant le monde entier dans une chronique acerbe pour un quotidien londonien et passe le reste du temps à transpirer sur un roman qui n’avance pas. S’ils vivaient en France, ils seraient abonnés au Nouvel Obs : Nick Hornby dépeint ces prototypes de bourgeois friqués mais citoyens avec une délicate cruauté et un air de ne pas y toucher parfaitement jubilatoire. Pour éprouver la force de leurs certitudes et voir un peu de quel bois ils sont réellement faits, il va les plonger dans ce tourbillon moral et amoureux qui forme le cœur de son livre : tout n’est bien sûr pas complètement rose chez ces gens-là, comme le laisse supposer une première phrase en forme de mise à feu -« Je me trouve au milieu d’un parking à Leeds au moment où j’annonce à mon mari que je ne veux plus être sa femme. » Sinistre coup de téléphone (portable) auquel David refuse de prêter importance et à la suite duquel Katie, qui n’en peut plus de ce mari grognon, casanier et monotone, se retrouve dans le même lit qu’un amant qu’elle n’aime d’ailleurs pas vraiment.
La crise couve donc dangereusement chez nos héros. Jusqu’à ce que David pète soudainement les plombs, retourne radicalement sa veste, abandonne ses activités de journaliste aigri et se remette complètement en question. Sous l’influence d’un hippie guérisseur qui se fait appeler DJ Goodnews et qui ne tarde pas à emménager chez eux, David découvre le pouvoir secret de la bonté et de la générosité ; lui qui n’avait que complaintes et sarcasmes en bouche depuis dix ans se découvre une âme de Mère Thérésa. Bien décidé à faire ce qu’il peut pour changer le monde, il offre le contenu de son portefeuille aux clochards, distribue les jouets de ses propres enfants à des déshérités et organise des réunions de quartier pour inciter ses voisins à accueillir des orphelins et des mendiants dans leur chambre d’amis. « Je ne sais pas si vous êtes comme moi quand j’allume la télé ou prends le journal, et qu’il se passe quelque chose d’horrible au Kosovo ou en Ouganda ou en Ethiopie, je compose parfois un numéro et je donne dix livres, et ça ne change rien. Les horreurs continuent. On ne peut pas changer le monde, mais on peut changer notre rue, et si nous réussissons, d’autre gens voudront peut-être changer la leur. » A force de bonté universelle et gratuite, toutefois, David finit par s’attirer l’énervement de sa propre famille, laquelle paye elle aussi le prix de sa résurrection spirituelle… En s’installant dans la peau de Katie, Nick Hornby s’amuse à mettre deux belles âmes face à elles-mêmes et sonde la difficulté d’être fidèle à ses idées fleuries lorsque la réalité pointe son nez. Entre vertu civique et confort personnel, empathie universelle et ego résistant, nos progressistes convaincus semblent n’avoir de choix qu’entre l’excès assumé (David) et la désillusion embarrassée (Katie). On aurait pu craindre un peu trop de légèreté, mais Hornby évite tous les pièges avec les honneurs : satirique sans moralisme, drôle sans systématisme, il fait de ce roman d’époque une petite comédie impeccablement troussée et sans doute plus subtile qu’elle n’en a l’air.