Richard Millet est scandaleux, et il n’a pas décidé de cesser de l’être. À vrai dire, il n’a jamais cherché à l’être spécialement non plus. Ce malentendu, avec d’autres, participe à l’image faussée que les médias et les jalousies littéraires donnent de cet écrivain qui, accessoirement, est l’un de nos meilleurs stylistes. Millet n’a pas les réflexes que l’époque attend de lui, il n’est pas un vulgaire agitateur qui donnerait dans le spectaculaire et la provocation pour faire parler de lui. Simplement, il a décidé, au lieu de faire du tapage, de prendre très sérieusement son époque à la gorge, avec beaucoup d’énergie, et de ne plus la lâcher. Ce qui, au fond, peut se concevoir comme l’une des missions canoniques d’un écrivain ou d’un intellectuel. Hélas, pensant ouvrir des débats, quitte à irriter, il a récolté un lynchage. Alors que la question, s’agissant de la réception d’un livre, n’est pas de savoir si on adhère ou non à ses thèses, mais s’il pousse à la réflexion, s’il la provoque ; or, ce n’est que dans cette perspective que Richard Millet s’est présenté comme un provocateur. Las ! Dans le pays de la démocratie et des Droits de l’homme, le débat n’est plus possible sur aucun sujet fondamental.
Millet, émigré de l’intérieur
C’est du moins ce qu’aura prouvé le désormais fameux Éloge littéraire d’Anders Breivik, texte dont n’a été lu que le titre – et encore, sans l’épithète (« littéraire »…) –, ainsi que quelques citations extraites de leur contexte, donc sans l’ironie cruelle au sein de quoi elles prenaient sens. On l’ignore souvent, mais l’Eloge n’a pas reçu à l’étranger le même accueil qu’en France. Tandis que chez nous, il a conféré à Millet la réputation d’un nostalgique du IIIe Reich, ailleurs, il a surtout donné l’impression que Paris était devenue la capitale d’une nouvelle Union soviétique… Les Parisiens, qui ne regardent que leur nombril, ne s’en sont pas aperçu mais, au moment où Saint-Germain-des-Prés mettait le gêneur en quarantaine, des universitaires américains l’invitaient à débattre, des critiques tunisiens, libanais ou québécois, s’essayaient à l’exégèse, et des journaux colombiens, italiens ou allemands s’étonnaient de l’état du débat public en France. Avec Le Corps politique de Gérard Depardieu qu’il publie aujourd’hui, Millet prouve qu’il assume son nouveau statut d’émigré de l’intérieur, et continue avec une féroce ténacité sa réflexion sur le déclin de la France, cet ancien « État-Nation littéraire » où désormais l’État est amorphe, la nation décomposée et la littérature exclue. Ce déclin, il le raconte avec des accents et des moyens qui font songer à Léon Bloy, génial intempestif cité en exergue ; et, à la manière du « mendiant ingrat », il procède en hissant une figure jusqu’à des dimensions métaphysiques, la figure d’un autre génial intempestif : Gérard Depardieu.
Corps rabelaisien
C’est ainsi que le corps rabelaisien de Depardieu devient le corps du sacrifice, où le génie français est immolé dans l’hygiénisme physique et mental du « culturel » contemporain. A partir de la filmographie de l’acteur, Millet diagnostique tous les symptômes du déclin français, comment il est dit ou comment il se maquille, Depardieu donnant comme acteur son corps à la comédie et, presque à la manière d’un intercesseur, donnant aussi son corps à tout un pays en faillite. « Chacun peut se reconnaître dans ce corps aujourd’hui monstrueux, nourri de tous nos excès et de nos désillusions ; mais cette reconnaissance est non dialectique ; la gloire cinématographique, plus que la gloire littéraire, suppose une dimension sacrificielle, et celle de Depardieu, par son omniprésence, réalise l’identification négative de tout un peuple : il est le grand miroir de notre déchéance, de notre absence au monde et à nous-mêmes. » Des Valseuses à Welcome to New-York en passant par Tenue de Soirée, Sous le Soleil de Satan, Mammuth, Cyrano ou Astérix, Depardieu aura tout incarné du récent destin français. Et Millet de relier ces films dans un vaste champ où chacun fait signe : Les Valseuses où se mêlent la légèreté et la gueule de bois de 68, Tenue de soirée où se lit la fin de tout (de l’amour, du couple ou de l’espérance…), jusqu’au gigantesque succès populaire de Cyrano, que Millet interprète comme la marque de la muséification culturelle française – le pays, au tournant des années 1990, se dissimulant sa déchéance en s’abritant sous le stuc parodique de son passé.
La voix de Depardieu
Dans ce dévalement, pourtant, la voix de Depardieu, sa puissance, sa tessiture émotionnelle, continuent d’exprimer une présence française, et une présence liée au littéraire. L’une des dernières voix, remarque Millet, à exprimer la nature de l’amour masculin hors des écueils de l’hygiénisme sexuel et du pur sentimentalisme. C’est ainsi que l’auteur de Ma Vie parmi les ombres propose, à partir d’un thème apparemment secondaire ou anecdotique, un véritable morceau de bravoure littéraire, rejoignant de sa voix, sur son plan, les qualités qu’il prête à celle de son sujet : une voix pleine d’ampleur, de vitalité, de coffre, de défi ; une voix qui résonne dans tout l’espace des questions fondamentales, allant jusqu’à oser revendiquer – scandale suprême – le « surnaturel chrétien »… Bref, Millet n’a pas l’intention de se réconcilier avec ses ennemis. Mais il a avec lui Saint Augustin, Bloy, Pialat. Il reste dans l’ostracisme. Depardieu est russe. On peut s’en désoler ou, au contraire, préférer s’émouvoir avec des acteurs de l’acabit de Romain Duris, et lire une énième confession névrotique en tentant de se préserver de tout ce qui est trop fort, trop violent, trop dur – trop véritablement « dérangeant ».
Le Corps politique de Gérard Depardieu, de Richard Millet (Pierre-Guillaume de Roux).
Richard Millet publie également ces jours-ci Sibelius, les cygnes et le silence (Gallimard) et un envoûtant récit, Sous la nuée (Fata Morgana).