Si l’on persiste à voir dans l’auteur du Patient anglais l’un des écrivains contemporains anglo-saxons qui comptent aujourd’hui, on prendra garde à laisser ce roman fastidieux à l’écart de la liste de ses meilleurs textes. Loin des œuvres majeures que constituaient sans aucun doute Billy the Kid, œuvres complètes ou Buddy Bolden, une légende, Michael Ondaatje, malgré toute la sincérité de son engagement et une émotion tangible qu’on ne songera pas à lui contester, ne parvient à éviter aucun des écueils promis par ce retour littéraire dans son pays d’origine, le Sri Lanka (qu’il a quitté en 1962 pour le Canada). C’est aux côtés d’Anil, jeune médecin légiste de 33 ans mandatée par la Commission des droits de l’homme des Nations unies pour enquêter sur un massacre, qu’on vivra ce périple pesant dans un pays en guerre : temples en ruine, Bouddhas désintégrés, jungle impénétrable, guérilla indépendantiste, forces armées régulières et trafic d’armes sont au programme d’un récit d’aventure qui ne nous épargne aucun des clichés du genre, en CinémaScope et avec une débauche de moyens étourdissante.
Les quelques lignes liminaires insérées en début de volume sonnent comme un avertissement : Ondaatje nous y rappelle le contexte, à la fois politique et historique, dans lequel s’inscrit la fiction (une décennie de graves troubles politiques impliquant le gouvernement, des rebelles antigouvernementaux au Sud et des guérilleros séparatistes au Nord), notant allusivement qu’aujourd’hui « la guerre au Sri Lanka se poursuit sous une autre forme ». Malgré des portraits réussis (à commencer par celui de ce génial archéologue aveugle banni du cercle scientifique), un personnage principal dont les positions gentiment humanistes ne suffisent pas à masquer la psychologie plutôt finement travaillée et un effort constant pour en rajouter niveau couleurs locales, on décroche inconsciemment. Bien que le style d’Ondaatje restât ce qu’il est, l’ambiance Médecins sans frontières qui sévit dans tout le roman donne moins l’impression d’être face à une œuvre littéraire qu’à un reportage de guerre démesuré, étranglé par trop de tout : trop documenté (la liste des remerciements et, surtout, des ouvrages consultés est assez impressionnante), presque surréaliste à force d’authenticité, trop démonstratif, trop détaillé. Tenant tout à la fois du docu-drama politico-humanitaire et de la fiction d’aventures exotique, avec tout ce qu’il faut de blessures intimes et de traumatisme collectif, Le Fantôme d’Anil ressemble trop au script du prochain Ken Loach pour convaincre vraiment.