« Toutes les formes de travail tendent à se prolétariser », écrivent Toni Negri et Michael Hardt quelque part dans Empire. La plupart d’entre nous le lisons sans émoi : nous ne savons presque plus rien des grands concepts marxistes, qu’on peut parfois encore rencontrer en zappant la nuit, entre quelques clips et un documentaire animalier. Ce n’est pas que Marx soit désormais dépassé : nous ne vivons pas non plus avec Hobbes, Locke, Spinoza ou Tocqueville. Pour beaucoup d’entre nous, notre culture politique, si elle existe, n’a plus aucun lien vivant avec notre existence. Telle est la situation difficile d’Empire : alors que nous refusons de rapporter des concepts politiques et sociaux à notre quotidien, cette somme monumentale de connaissances historiques, philosophiques, économiques, juridiques et sociologiques, décrit la genèse et la logique d’un nouveau pouvoir mondial, l’Empire. Mais c’est aussi la force de ses auteurs que d’attaquer de plein fouet ce désintérêt, pour le démonter comme un symptôme.
Grand lecteur de Descartes, Spinoza, Leopardi et Marx, ancien professeur à l’Ecole normale de la rue d’Ulm, ancien directeur de l’Institut politique de Padoue, ayant enseigné à l’université Paris VIII et au Collège international de philosophie, Antonio Negri passe actuellement ses nuits en prison. Condamné en 1984 pour « insurrection armée contre l’Etat », cet ancien dirigeant de la gauche italienne prolétarienne dépeint avec patience et énergie notre situation commune : nous appartenons à l’Empire. Non, cet empire n’est pas américain, et le livre n’appelle pas à détruire les McDonald’s et autres symboles de la mondialisation. L’Empire n’est dirigé par personne, il n’est pas la domination impérialiste d’une nation sur les autres, même si la constitution des Etats-Unis leur permet d’y prendre une place privilégiée. La mondialisation n’est pas, non plus, ce qui écrase les différences des individus libres. Contre leurs « amis et camarades de la Gauche », Negri et Hardt proposent d’assumer la mondialisation, enfant pervers de l’internationalisme prolétarien vaincu. L’ennemi n’est pas la mondialisation, c’est l’Empire. Ce pouvoir impérial, dont le centre est partout, n’a pas de circonférence, pas de frontière, pas de négation. Son domaine n’est plus tracé par des barrières, car il a investi toute la réalité du monde. L’Empire est une « utopie », un « non-lieu ». « Biopouvoir » au sens de Foucault, il ne se contente pas d’encadrer les interactions humaines, mais il place la vie humaine tout entière sous son ressort. Et il s’impose d’autant mieux que, ne s’opposant à rien, il n’est ressenti par personne.
L’ouverture de l’Empire implique qu’aucune opposition d’intérêt, ni aucune lutte armée, ne se situe hors de lui. Pouvoir global et délocalisé, il nous empêche de traduire les conflits dans une langue universelle. Les luttes sont devenues incommunicables, les mouvements de résistance sont singuliers et exceptionnels. Toute guerre est une « opération de police », qui doit rétablir la paix et la sécurité dans le monde. L’histoire s’est arrêtée. Loin de la « crise » qui caractérisait la modernité et la forme de son système capitaliste, notre époque « postmoderne » ne connaît plus de relations extérieures, mais seulement un espace lisse où s’est établi un ordre qui nous semble désormais naturel. Si nous connaissons encore des oppositions et des désaccords, l’éventualité de la lutte, finale ou non, semble dépassée. Dès lors, « comment se fait-il que le militantisme existe toujours ? » Loin de masquer ce problème majeur, les deux auteurs lui cherchent des solutions. L’extériorité étant impossible, il nous faut nous familiariser avec l’Empire et « passer au travers ». La multitude peut jouer son jeu par un refus oblique, fait de désertion, d’exode et de nomadisme. Dans l’ère du codage, elle peut se construire génétiquement un « corps puissant ». Chantant « l’irrépressible clarté et l’irrépressible joie d’être communiste », ce livre décrit avec une érudition aussi belle que pédagogique les moyens de « faire de la rébellion un projet d’amour ».