Croisement des 42e et d’East Broadway. Le junkyard d’Alphabet City. Au loin, des sirènes ; plus proches, les verrues encore visibles d’une ville relookée par Giuliani incorporated : quelques fumeurs de crack, une poignée de prostituées bon marché, un prêcheur halluciné, des plaques d’égout encore fumantes. Le lieu ? New York, ou la métropole rêvée pour une littérature américaine en perte de vitesse. Dès les années soixante, une poignée d’écrivains s’étaient emparés de la ville pour en faire un immense terrain de jeu littéraire, créateur et consommateur de mythes à la petite semaine : ses quadras col-blanc et crack-addict, ses travestis du Harleem Theater, ses mômes arrogants et sa prostitution banalisée. Dans Gangster en rouge, Michael Guinzburg puise dans cet imaginaire urbain et ramène de son exploration des bas-fonds une poignée de clichés qui parasitaient déjà ses premiers efforts romanesques (Envoie-moi au ciel Scotty et L’Irrémédiable Explosion de la tête).
Avec cette dernière novela, Guinzburg confirme d’ailleurs que l’underground new-yorkais ne s’est jamais aussi mal porté qu’actuellement. Le flamboyant Selby vieillit mal et nous la joue christique ; Bruce Benderson, boudiné dans une combi de latex usé, éjacule une fois encore sur son clavier d’ordinateur ; Sarah Schulman a abandonné le fist-fucking lubrifié au gravier pour se consacrer à de l’activisme minoritaire bon marché. Les grands auteurs de cette ville en décomposition s’épuisent au fur et à mesure que NYC devient un territoire zéro.
Reste Guinzburg. Guinzburg et son môme noir (pardon, nègre) de 6 ans à peine, qui jure et frappe à tout va. Guinzburg et ses maisons de correction où, bien sûr, l’après-minuit, c’est sodomie. Guinzburg toujours, qui nous la joue Freud ou Entrevue et qui affuble son petit héros esseulé d’une mère ex-toxico et d’un père dealer version gros bonnet du quartier. On se dit d’ailleurs que, finalement, le petit Frankie Lawrence n’a pas si mal tourné avec une telle famille. Imaginez ça : votre mère fume du crack, vous habille uniquement d’une robe rouge quand elle ne vous laisse pas totalement nu dans la rue et vos amis n’arrêtent pas de vous traiter de « pédé ». Tout ça, à six ans et des clopinettes. Alors pour un petit b-boy qui ne veut pas devenir « pédé » justement, une seule solution : exploser la tête d’un de ses camarades de jeu, façon art conceptuel (du sang étal sur le macadam et un beau travelling arrière pour toute fin de chapitre) et Frankie se retrouve rapido en maison de correction où il devient le petit caïd dur du quartier de sécurité. Bref, l’itinéraire d’un enfant gâté qui suit la ligne verte jusqu’à cette bonne vieille chaise électrique des familles.
On passera sur la scène de sodo façon circle-jerking en guise de septième anniversaire (« Vas-y Frankie, c’est bon »). On oublie aussi vite le style, répétitif et larmoyant, d’un auteur en mal de vocabulaire. Idem pour la pseudo-psychanalyse racialo-sexuelle qu’il nous livre au fil des pages avec une finesse moralisatrice proche du prêche vespéral. Au fil des pages, on se souvient du jour où l’on a découvert ce fabuleux roman de Jim Thompson, Rage noire, roman-matrice évident du torchon bien-pensant qu’on est en train de lire. On pense aussi à ces produits marketing gerbants de la subculture new-yorkaise, Sapphire (Push) et Ray Shell (Crack) en tête. On se dit qu’on est quand même bien mal barré, que nos idoles trash s’éteignent toutes et qu’on va bientôt se réveiller vieux con nous aussi. Tout ça un dimanche soir, le nez collé dans le clavier clinique d’un ordinateur avec pour tout mur son/image Fashion TV et ses bimbos anonymes. Reste le phrasé ellisien : « End of the 90s. This is not an exit. »