Troisième roman de Michael Collins traduit et, enfin, l’impression sans bémol de tenir un écrivain d’envergure considérable qui, on n’en doute désormais plus, trouvera sa place dans la lignée des meilleurs classiques américains, pour autant qu’on puisse dire de cet irlandais pur jus (il est né à Limerick en 1964) qu’il est bel et bien, par l’écriture au moins, compatriote d’Hemingway ou de Dos Passos. Remarqué des deux côtés de l’Atlantique pour sa Filière émeraude, il avait laissé avec Les Gardiens de la vérité un souvenir enthousiaste mais finalement mitigé, dans lequel le douloureux portrait du pays de l’Oncle Sam à travers celui d’une bourgade industrielle décrépite manquait son coup du fait de longueurs parfois assomantes ; à l’inverse, il trouve ici un rythme admirablement juste pour raconter, à la première personne, la vie d’un attachant looser pas vraiment gâté par l’existence, aux prises avec le brutal retour d’un passé difficile autant qu’avec les violences et contrariétés quotidiennes d’un présent parfaitement sordide. Il s’appelle Frank Cassidy, vit en ménage avec l’ex-femme d’un meurtrier promis à la chaise électrique et cherche tant bien que mal à joindre les deux bouts ; le genre de vie laborieuse et médiocre où s’épanouir de signifie à peu près rien, sinon réussir à nourrir les gosses (un adolescent insolent et franchement perturbé issu du premier mariage de sa compagne, et leur petit Ernie, un enfant triste d’une innocence touchante). Il apprend dans la presse que l’oncle qui l’a élevé vient d’être assassiné : Frank vole une voiture, y entasse sa petite famille et part pour le Michigan où l’attendent un demi-frère en pleine faillite, le paysage familier de la ville de son enfance, un meurtrier comateux et l’épaisse pelote d’un mystère familial dont Collins manipule et dénoue magistralement les fils entrelacés.
On ne saurait résumer plus avant le scénario complexe mais limpide de ce drame superbement construit où Collins, abandonnant le ton parfois emphatique de son précédent roman pour s’en tenir à une impeccable sobriété, décrit à la fois le voyage au bout de l’enfer intérieur de ce narrateur en plein décalage (vis-à-vis d’une histoire personnelle dont il ne parvient pas à recoller les bouts et, plus avant encore, vis-à-vis de lui-même -le thème de la folie et de la schizophrénie est introduit avec beaucoup de subtilité par l’auteur) et, encore une fois, la lente déliquescence d’une Amérique paumée et glauque au possible. Ce portrait obsessionnel de son pays d’accueil (déjà au centre des Gardiens de la vérité) ne nous épargne aucun élément révélateur : cafétérias anonymes sur les aires d’autoroute, motels sinistres, jobs de fortune et tristes pantins (quelques personnages mémorablement croqués, comme ce collègue de bureau véreux ou ce doyen d’Université idéaliste). Collins semble cependant moins pessimiste qu’il n’a pu l’être en laissant percer l’espoir de lendemains moins sombre – de la neige bien blanche tombe par kilos, et Frank est embauché sur un campus pour la dégager. Au terme de ces cinq-cents pages sans temps mort se profile même un semblant de happy end, même si la vérité reste finalement peu réjouissante : « Le goût du sang survit à l’éducation, malgré nos efforts pour nous civiliser ».