La machine méta-littéraire Dantec a produit un nouveau pavé de 800 pages, Grande Jonction, qui fait suite à Cosmos Incorporated. Chez Dantec, le monde n’en finit jamais de finir : cela fait plusieurs romans que le franco-canadien évoque l’Apocalypse. Douze ans après la chute de l’UMHU et de la « Mégastructure », à Heavy Metal Valley, un dernier carré à peu près civilisé résiste en protégeant les derniers chrétiens, placés sous la « Loi d’Airain » du Shérif. Un adolescent nommé Link de Nova (fils adoptif de l’androïde baptisée du précédent épisode) y joue de la guitare électrique, interprétant les tubes rocks de la fin du XXe siècle qu’il reçoit en songes, et possède un don assez particulier : celui de guérir les machines touchées par la dévolution machinique générale. Ce don est exploité par ses deux amis chasseurs de prime, Youri et Chrysler, qui vont bientôt devoir faire face à une nouvelle menace : la dévolution technologique narré dans Cosmos Inc., devenue dévolution machinique, va muter en dévolution humaine puis en dévolution du langage lui-même. Pour lutter contre ces dernières incarnations de la Bête et l’avènement de l’Antéchrist, les deux tueurs, le shérif, deux intellectuels, une bibliothèque venue du Vatican et un gamin armé d’une Gibson organisent la contre-offensive.
Plus barré que jamais, Dantec extrapole ses extrapolations et joue la carte de la surenchère systématique, pour le meilleur et pour le pire. Si pour lui (comme pour Dostoïevski) c’est la beauté qui sauvera le monde, son type de beauté sort d’un ampli Marshall poussé à plein volume. Mêlant des tournures orales parfois lourdaudes au célèbre sabir conceptuel qui fait son charme (jusqu’à la caricature), il connecte un ultra-hyperbolisme bloyen à une esthétique de manga où tout est dépeint dans un excès d’intensité quasi surréaliste. Si son grand talent consistait jadis à développer ses conceptions métaphysiques à partir des trames de polar véritablement efficaces, cette énergie du suspens est aujourd’hui comme écrasée par la démonstration : la masse de connexions trans-disciplinaires qu’il impose au lecteur atteint ici son seuil critique, mal assumé par une écriture presque automatique qui recycle trop souvent ses propres clichés. Et pourtant on trouve toujours, au sein de cette outrance protéiforme, des pages superbes comme seul Dantec sait en offrir, qu’il s’agisse d’analyses profondes et originales sur la signification du rock, du mystère de l’individuation selon Duns Scott ou de scènes de combat à couper le souffle. Sans doute illisible pour les non-initiés, Grande Jonction est un OVNI étrange et bâclé qui, malgré tout, reste porté par un souffle extraordinaire. Une monstruosité bardée de défauts qui demeure, à l’instar de tout le « processus Dantec », demeure proprement fascinante.