Maudits. Plus de 800 pages pour raconter la Malédiction de Crosswick, qui afflige Princeton au tournant du XXe siècle. Un roman tentaculaire, fruit de la compilation par un historien maison, W. van Dyck II, de l’ensemble des témoignages d’époque ayant conclu à un épisode d’hystérie collective pour les uns, d’horreur sur fond de « meurtres vampiriques » pour les autres. « Car “Maudits” se veut un ouvrage interrogeant la complexité morale des faits, et non une resucée “sensationaliste” d’un ancient et terrible scandale qu’il vaut mieux laisser moisir dans la tombe ! », nous explique notre narrateur-compilateur. Voici donc la Vérité sur la Malédiction qui, à dater de juin 1905 et au travers la famille Slade, touche pendant toute une année des notables princetoniens, mais aussi deux présidents américains (retiré, Grover Cleveland, ou à venir, Woodrow Wilson), et croise des routes aussi diverses que celles d’Upton Sainclair, Jack London, Mark Twain, sans parler du Diable en personne.
La jubilation est à la hauteur du monstrueux dans ce nouveau roman de Joyce Carol Oates (commencé il y a plus de trente ans et remanié encore et encore). La Malédiction exige du gothique ? Il y a du gothique à revendre. Des ombres, le Diable, de la boue, des fantômes, des jeunes filles éthérées, des créatures malignes, des Royaumes décadents, des meurtres horrifiques, et, pourquoi pas, Sherlock Holmes en personne. La romancière joue et se joue des codes, des genres, et portraiture des Etats-Unis puritains, prudes, ségrégatifs.
Mais d’abord, donc, la Malédiction. Annabel Slade, jeune fille en fleur, est « enlevée » sous les yeux de la bonne société princetonienne, le jour de son mariage, par un trouble prince des ombres, que d’aucuns nommeront Diable. Entraînée au fond des Marais, elle reviendra accoucher d’une étrange créature qui ne survivra pas, avant de mourir à son tour. Avant sa disparition, certains disent avoir perçu des signes : étranges apparitions, fantômes, esprits. Mais c’est ensuite que tout s’accélère. Son frère, Josiah, est hanté par des voix malignes : « Notre père infernal qui êtes en enfer, damné soit votre nom et damné votre royaume pour toujours et à jamais amen » ; son cousin, Todd, se transforme en pierre ; sa cousine tombe du toit ; des femmes disparaissent dans les bois après avoir subi l’« indicible » ; des « vampires » assassinent des jeunes hommes en promenade ; un étrange serpent noir rôde, qui conduit des jeunes filles bien sous tous rapports à de véritables crises d’hystérie, quand de bons maris vieillissants sombrent dans le vice… Un vent de panique et de luxure souffle sur l’Université. Il faudra, pour l’arrêter, solder la faute originelle, celle du patriarche, le respecté Révérend Winslow Slade.
Au delà de la Malédiction ? Oates raconte l’Amérique bien-pensante des années 1900. Débats enflammés à propos du religieux, de la question de la nature de Dieu, des droits des Noirs, des droits des femmes, sur fond de grandes grèves. On croise Jack London, sérieusement aviné, au sortir d’un meeting. On se promène au milieu d’un petit monde étriqué, complaisant, scrutateur. Le récit commence sur les échos d’un lynchage. Ségrégation, racisme ordinaire, statut de la femme, capitalisme vs socialisme. Quand l’Histoire pénètre le roman, c’est pour des portraits savoureux : Woodrow Wilson, qui dirige alors Princeton, hypocondriaque, paranoïaque, arrogant, méprisant et pour le moins frustré ; Grover Cleveland, obèse goulu ; London, antisémite opportuniste. Les journaux intimes, les lettres, les témoignages des uns et des autres, les archives, dévoilent une société craintive, repliée sur elle-même. Princeton, univers policé, supposément dédié aux savoirs, se fait maelstrom bouillonnant des pires médiocrités. Oates multiplie les doubles sens, les références, transforme Maudits en une immense chambre d’échos, entre fiction et histoire.
Certes, le démarrage est lent, la trame dense, les digressions nombreuses, l’ensemble trop long. Mais à peine a-t-on le temps d’y penser : on est déjà immergé, la lecture s’accélérant au fil des pages. La peur se fait insidieuse, rampante, les ombres mouvantes, tandis qu’on s’enfonce dans cette Amérique élitiste et étriquée, que son vernis de culture ne suffit pas à éclairer. Dixit le Diable, à l’une de ces dames énamourées : « Ce sont les promesses de l’Amérique qui m’ont attiré ici ; car vous avez si peu d’histoire qui vous soit propre, et elle est si rudimentaire, si dépourvue de culture, que vous êtes tous Jeunes ; et avec la vitalité de la jeunesse, vous semblez prêts à dépenser des trésors d’énergie précieuse, comme si cette énergie était infinie. Le vieux monde vous envie cette innocence ». Fragile innocence, balayée, quand Oates rend l’Histoire et les histoires faciles et fascinantes.
Traduit de l’anglais par Claude Seban.
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