Chro : Vous dites avoir rechigné à continuer votre journal intime car votre vie est moins passionnante qu’avant. Ne pensez-vous cependant pas qu’on peut parler de tout en littérature ?
Gabriel Matzneff : Tout d’abord, j’ai expliqué dans la préface de mon journal que mes carnets noirs, qui ont commencé quand j’avais seize ans, en 1953, se terminent le 31 décembre 2008 pour des raisons esthétiques. Ces journaux portaient surtout sur ma vie d’aventurier, de grand séducteur. C’est comme un peintre avec sa toile : il y a toujours un moment où il doit s’arrêter. Mais ce n’est parce que j’ai dit que j’avais arrêté Carnets noirs que j’ai arrêté de prendre des notes. Le journal publié aujourd’hui est certes moins un journal au jour le jour. Vous savez, un journal intime, c’est un journal « intime », un journal sur la vie amoureuse, les rencontres, les ruptures, les plaisirs, les douleurs. Ce n’est pas la vie littéraire, les prix littéraires, les cocktails littéraires, choses dont je n’ai rien à faire… Ma vie intime étant ce qu’elle est, plus calme, moins tumultueuse en raison de mon âge, j’ai moins de choses à raconter. Bien sûr, dans mes journaux, je peux parler de politique, de théologie, de choses de la société, mais ce ne sont pas les sujets essentiels.
Ce n’est parce que j’ai dit que j’avais arrêté Carnets noirs que j’ai arrêté de prendre des notes
Sur quoi porte « par essence » un journal intime, selon vous ?
Un journal intime doit porter sur la vie « intime », les amours. Il y a des écrivains qui écrivent leurs journaux intimes comme des essais ; moi, non. Et puis, il faut vous dire que cela ne m’intéressait pas beaucoup, non plus, de parler dans mon journal de mes rendez-vous avec les médecins.
Allusion à la maladie…
Oui, j’ai le cancer, et ma vie est devenue moins amusante. Ce journal est celui d’un Matzneff vieillissant… Mon roman, La Lettre au capitaine Brunner, est, je pense, moins mélancolique que le journal, plus allègre, plus bondissant, même si l’on y parle de l’occupation allemande, qui est tragique. Quand je l’ai commencé, en avril 2014, plusieurs mois après avoir fini mon journal, j’étais à Naples et j’allais très bien, c’était un moment où j’étais plus joyeux. Cela prouve que l’on peut aller mal à un moment, puis être en pleine forme quelques mois plus tard. C’est la vie.
J’ai un cancer, et ma vie est devenue moins amusante. Ce journal est celui d’un Matzneff vieillissant.
Le suicide est néanmoins présent dans les deux livres. Il a, d’ailleurs, toujours été présent dans votre œuvre, comme si le suicide était une manière logique de finir sa vie, du moins de la finir en beauté…
Avant mon service militaire, j’ai écrit un essai sur le suicide chez les Romains. Le suicide est très présent dans mes réflexions. Dans mes romans, on se tue beaucoup. Dans mon premier roman, en 1966 [L’Archimandrite, ndlr], le protagoniste, Cyrille Razvratchev, saute du haut des falaises de Dieppe. Une mort à la Pétrone ou à la Sardanapale est, je pense, une mort très poétique. Rappelez-vous Suicide chez les Romains, que j’ai écrit dans Le Défi en 1965 : Antoine et Cléopâtre qui essaient des poisons, pour voir quels sont les plus voluptueux… Le suicide est une mort esthétique et, quand on a un imaginaire d’artiste, on peut rêver à cela. Mais on peut avoir ce désir et finir sa vie de manière tout à fait banale ; se faire écraser par une voiture, par exemple, ou mourir dans une chambre d’hôpital, dans des circonstances désagréables. Enfin, on peut toujours rêver d’une mort plus agréable…
Le suicide est très présent dans mes réflexions. Dans mes romans, on se tue beaucoup.
Vous vous réclamez des maîtres anciens, les Epicuriens, les Stoïciens, et aussi Schopenhauer. Quel est votre regard sur les Modernes ?
Les Anciens sont ceux qui ont marqué ma jeunesse, il est donc normal qu’ils soient mes maîtres. Mais vous savez que j’étais très proche de Cioran, et que j’ai eu une grande admiration pour Jankélévitch, mon professeur de philosophie à la Sorbonne. Son cours sur la mort et l’immortalité m’a beaucoup marqué. Ceux qui vous marquent sont ceux que vous avez découverts pendant votre formation, qui vous ont aidé à devenir ce que vous êtes. J’ai toujours plaisir à rendre hommage à mes maîtres, à dire ce que je leur dois et, dès que je le peux, je le fais. Tout le monde n’est pas capable d’admiration. Je ne suis pas comme certains qui pensent que cela pourrait les desservir, les faire passer pour moins originaux. Moi, j’aime admirer.
J’ai toujours plaisir à rendre hommage à mes maîtres. Tout le monde n’est pas capable d’admiration.
De manière générale, vous n’aimez guère parler de littérature. Pourquoi ?
Les conversations sur la littérature ne m’intéressent pas. J’écris mes livres, j’aime lire ceux de mes amis, mais la vie littéraire m’ennuie. Je préfère parler de cuisine, de politique, de cinéma…
A ce propos, vous dites dans votre journal n’avoir voulu manquer pour rien au monde la sortie du film Harry Potter. Vous avez également dit que J.K. Rowling était l’Alexandre Dumas d’aujourd’hui…
Oui. Harry Potter a donné la même envie de lire à des enfants qu’Alexandre Dumas pour les générations précédentes. Cela fait toujours plaisir de voir, assis dans un autobus, une petite fille ou un petit garçon, plongé dans les 700 pages d’un Harry Potter. On se dit que plus tard, quand ils auront 14 ou 15 ans, ils n’auront pas peur de lire Balzac ou de Dostoïevski. J.K. Rowling joue le rôle de Dumas aujourd’hui. Après, si l’on parlera encore d’elle dans cent ans, je n’en sais rien.
Thème récurrent dans le journal, les représentants de la Morale aujourd’hui. Pensez-vous que les choses ont empiré ces dernières années ?
Ne m’en parlez pas. Le règne des quakers s’est étendu sur la Terre entière et cela ne va qu’empirer, notamment en France. Entre les bouffeurs de curés à gauche et les cathos rigides à droite, nous ne sommes pas gâtés. C’est la même morale. D’ici quelques années, on peut imaginer qu’on interdira les tableaux de Watteau et Fragonard dans les musées, parce que trop libertins ! Vous savez, pour les gens de ma génération, quand il n’y avait pas de télévision, d’Internet ou de magazine Playboy qui traînait sur la table, on cherchait ses sources d’information ailleurs, en l’occurrence dans les musées. C’était là qu’on faisait son éducation sexuelle : en regardant les nus. Mais la morale petite-bourgeoise, vous savez, aujourd’hui, ne concerne pas seulement l’amour.
Entre les bouffeurs de curés à gauche et les cathos rigides à droite, nous ne sommes pas gâtés.
Quoi d’autre ?
La morale se trouve partout, dans tous les domaines ! On n’arrête pas de nous dire comment vivre, boire, manger. « Manger cinq fruits et légumes par jour ». Quand j’entends ça, l’Etat me dire ça, je n’ai qu’une envie : me précipiter chez le premier boucher du coin. Non, c’est trop ! Vous savez que je suis, pourtant, un passionné de diététique. C’est insupportable. L’Etat nous dit quoi faire, quoi penser, qui aimer, ne pas aimer, quoi écrire, ne pas écrire. Je suis pessimiste pour les générations à venir. Mon œuvre à moi est accomplie, publiée, sauvegardée. Mais je plains les jeunes auteurs d’aujourd’hui, qui ne pourront écrire que des choses « tolérables ». Le plus embêtant, du reste, c’est l’autocensure. C’est plus grave que la censure. Elle peut inhiber un artiste dans son travail créatif. C’est également valable pour les cinéastes et les jeunes peintres.
Dans votre journal, vous évoquez l’affaire Millet…
Je déplore que cent de mes confères aient signé une lettre de pétition contre lui. Quand un écrivain signe une pétition, ce doit être pour « défendre » quelqu’un, le sortir de ses ennuis, le soutenir, non pour l’enfoncer davantage. Richard Millet avait, alors, de gros ennuis, la tête sous l’eau ; ce n’était pas le moment de faire cette pétition. Ce n’est pas très « élégant » de l’avoir signée. Il y avait beaucoup de mauvaise foi, car jamais ce pauvre Millet n’a fait l’éloge de ce tueur en Norvège [Anders Breivik, ndlr]. Il a, dans ce petit livre, essayé d’analyser les raisons politiques et sociales qui ont pu pousser cet homme à commettre ce crime horrible. Je n’ai jamais eu l’impression qu’il faisait l’éloge d’un assassin.
Je déplore que cent de mes confères aient signé une pétition contre Richard Millet. Quand un écrivain signe une pétition, ce doit être pour soutenir quelqu’un, pas pour l’enfoncer davantage
Vous, en revanche, semblez moins ostracisé qu’avant ; on vous accepte. Vous avez reçu l’an dernier le Renaudot de l’essai et vous tenez une chronique dans Le Point. Serait-ce la respectabilité, désormais ? Comment l’expliquez-vous ?
Vraiment, vous croyez que je suis moins ostracisé ? Vous savez, mon prix (je ne boude pas mon plaisir), j’aurais pu le recevoir en 1984 pour La diététique de Lord Byron, ou en 1987 pour Le Taureau de Phalaris, ou un autre ouvrage. A mon âge, on reçoit le Nobel, ou le Grand prix des lettres de l’Académie française… Mais n’allez pas me faire dire que cela ne m’a pas fait plaisir : j’en suis ravi. Vous savez, de plus, que certains ont protesté, ils ont trouvé que c’était un scandale… Quant au Point, je suis content d’y travailler, mais j’avais déjà travaillé pour Le Monde ou Combat, grands journaux. Mais allez : il est vrai qu’avant, j’étais davantage plus rejeté. Les têtes de turc changent. A un moment, c’était Houellebecq, attaqué par des associations ; je suis allé à son procès, alors qu’il n’était pas un ami. C’est là que j’ai fait sa connaissance. Oui, les gens ont dû trouver qu’il était ridicule de me diaboliser. Un écrivain, c’est d’abord une écriture, un univers qui s’incarne dans un style. On ne devrait jamais juger un livre sur son contenu. Il n’y a pas de sujet immoral ou moral…
Après votre mort sera publiée l’intégralité des Carnets noirs. Pourquoi après ?
Il y a dix-huit années inédites, de 1989 à 2006. J’ai confié mes journaux à Antoine Gallimard qui les publiera après ma mort car si je les faisais publier tout de suite, je recevrais une avalanche de critiques. Ces journaux po
rtent en effet sur ma vie amoureuse qui, alors, était tumultueuse. J’en ai assez des critiques. Je veux être louangé maintenant. Je n’ai plus envie de me faire insulter. Mais on ne sait jamais, peut-être que dans cinq ou dix ans, je déciderai de les publier…
J’ai confié mes journaux à Antoine Gallimard qui les publiera après ma mort car si je les faisais publier tout de suite, je recevrais une avalanche de critiques.
Votre nouveau roman, La Lettre au capitaine Brunner, semble un condensé de votre œuvre romanesque…
La lettre au Capitaine Brunner récapitule, en fait, beaucoup de choses. On y retrouve tous mes personnages ; ce roman résume l’ensemble de mon travail de romancier. Bien sûr, c’est un peu mon bébé, puisque je viens de l’écrire : il est normal que je l’aime tant. Et puis, j’ai pris du plaisir à l’écrire… En très peu de temps : j’ai commencé en avril 2014, et je l’ai fini en août…
De toute votre œuvre, quels sont vos livres préférés ?
Je ne me relis pas tellement, mais les livres que j’ai le plus de plaisir à relire sont ceux qui mettent de bonne humeur. Je pense à deux d’entre eux : Nous n’irons plus au Luxembourg, et, plus récent, Mamma, li turchi ! Quant aux essais, j’ai un faible pour La diététique de Lord Byron, et pour De la rupture. Si je devais conseiller un livre pour la planète Mars, ce serait Ivre du vin perdu ; c’est, d’ailleurs, le livre que tous les critiques s’accordent à recommander. Mais j’ai du mal à relire mes livres relatant mes passions dévorantes.
La Lettre au capitaine Brunner (La Table Ronde) et Mais la musique soudain s’est tue (Gallimard), de Gabriel Matzneff
BONUS : les essentiels de Gabriel Matzneff
Chacun a ses préférés dans l’œuvre de Matzneff. En guise d’introduction à une bibliothèque idéale, voici les nôtres.
Taureau de Phalaris : Dictionnaire philosophique. Dandysme, ennui, folie, mémoire, passion et autres mots (239 !) sont définis dans ce livre dont le titre est un clin d’œil à Epicure, car c’est grâce à la philosophie que l’on se délivre de la souffrance…
Séraphin, c’est la fin ! Un recueil de pages écrites de 1964 à 2012, couronné par le Prix Renaudot de l’essai. Les années n’ont pas amolli la vigueur avec laquelle Matzneff s’élève contre les chantres de la Morale, les quakeresses de gauche et les psychiatres de droite, les manipulateurs du décervelage dans les média et la vulgarité des mufles.
La Prunelle de mes yeux : Journal (1986-1987). Métamorphose d’un Don Juan qui, dans le feu de l’amour, décide d’abandonner son libertinage pour ne se consacrer qu’à une seule personne. Celle-ci n’a que 14 ans et le couple doit subir les assauts répétés des ligues de vertu.
Ivre du vin perdu. L’histoire d’un amour fou avec Angiolina, adolescente de quinze ans. Drague, libertinage frénétique avec le banquier Rodin et l’oisif Kolytcheff. Des hommes sensuels, des lycéennes amoureuses, des mères menaçantes, le jardin du Luxembourg, mais aussi Ceylan et les Philippines. Un roman nostalgique et endiablé.
De la rupture. La rupture est présente partout. Avec une maîtresse, une femme, des amis, mais aussi lorsqu’il est question de nouvelles règles diététiques, de décisions religieuses ou métaphysiques. De précieux conseils…