Technosmose s’ouvre sur une visite médicale d’un genre nouveau. Iris Ferréol, une Française de 30 ans, vient d’arriver à l’Institution de sécurité maximum d’Atlin, Colombie Britannique, pour y subir une batterie d’examens. Condamnée à une peine lourde pour le meurtre de son mari, elle est auscultée avec minutie, soumise à un prélèvement d’empreintes digitales et visuelles, scannée des pieds à la tête, bref : enregistrée de fond en comble. Quelques informations plus tard, la détenue « n° 808 » est devenue membre à part entière de cette prison « du troisième type », véritable « fleuron du parc pénitentiaire mondial ». Détail important : Atlin est située à plus de 300 mètres sous la surface de la Terre. Avec elle, le lecteur est subitement immergé dans un monde à la fois vaste et hermétiquement clos, sorte de société avant-gardiste aseptisée, pilotée de la surface par des ordinateurs et pourvue de milliers de sas, de détecteurs, d’encodeurs et de caméras. Les détenus y vivent dans des cellules quasi transparentes, blindées au plexiglas (un peu comme les cages expérimentales du quartier de haute sécurité de Pelican Bay, aux Etats-Unis) ; des atmosphères lumineuses programmables et des vidéos sont censées atténuer le mal de terre et la claustrophobie dont tout le monde, ici, est à un moment affecté. A Atlin, chaque millimètre est surveillé : c’est un « vaisseau spatial niché au coeur de la terre et aucune rampe de lancement n’attend son retour ». Impossible, en apparence, de s’en échapper. D’ailleurs, qui en aurait vraiment besoin ?
Car Technosmose dresse le tableau d’un monde menacé par des attaques terroristes en tous genres, menaces auxquelles on a instinctivement répondu en s’enfonçant dans la Terre. Tel est le signe distinctif de ce futur proche : l’univers est passé de l’évolution (la quête des hauteurs et l’objectif symbolique du Ciel) à l' »involution » (la descente dans des terriers ultra-modernes). Le commencement symbolique de ce retournement peut être situé à la catastrophe de Tchernobyl, en 1986, ou à la destruction des Twin Towers, en 2001 ; en tout état de cause, une partie de l’humanité a décidé de rejoindre les entrailles de la planète, faisant songer au constat prophétique d’Antonin Artaud qui, il y a presque un siècle, écrivait que « des cavernes entières de corps agglutinés maintiennent la vie dans ses fausses formes. En outre, cette vie n’est qu’un cadre, une plaisanterie, une façade sinistre, en réalité tout est truqué ». D’une certaine façon, l’Atlin imaginée par Terence est l’indépassable illustration de cette vision. L’architecte qui l’a dessinée, Otto Maas, est un pur produit de son époque : enfouisseur résolu, bâtisseur pragmatique, il travaille pour plusieurs gouvernements à la fois et apparaît aux yeux de tous comme la réponse parfaite aux demandes toujours plus exigeantes de sécurité, de confort et de la nouvelle forme de bonheur qui en découle. Après les centrales nucléaires et les prisons, ce sont des parcs humains entiers qu’il projette d’enfouir sous Terre : « En notre aube de perfection technique, affirme-t-il, ce sont des hommes-fourmis, des insêtres humains, qui garantissent son prochain zénith ». Otto Maas vit lui-même dans des maisons « clones », enterrées ou pas, et réparties aux quatre coins du monde ; c’est un être lisse et froid, comme son époque, et qui fait rétrospectivement penser aux grands utopistes façon Fourrier, Bentham ou Le Corbusier. Un élément va néanmoins enrayer sa mécanique et gagner le statut de légende : l’évasion de l’héroïne, Iris.
Dans un univers pénitentiaire où temps et espace ne sont plus qu’un vide intégral en forme d’oeil scrutateur, est-il possible de demeurer un être humain véritable, sans devenir une sorte d’insecte télécommandé ? A cette question, Technosmose propose une issue – issue à la surveillance généralisée, issue à ce monde privé de la chaleur fondamentale de l’existence, issue à l’instinct de mort partout à l’oeuvre. A côté de sa description contre-uchronique du monde futur, le roman raconte en effet l’histoire d’un amour qui, selon les mots de l’auteur, constitue l' »ultime secret qui devient une force dans un lieu où il n’y a plus de secret ». Pour s’évader d’Atlin et devenir enfin ce qu’elle est, Iris Ferréol va user d’un stratagème absolu, qui la métamorphosera dans tous les sens du terme. Sa volonté d’évasion puise son feu dans deux volcans : son frère Lucas, d’abord, avec qui elle a vécu une histoire d’amour contre nature et que le roman parvient magnifiquement à faire exister, dans la lignée de Melville (Pierre ou les ambiguïtés), Swinburne (Lesbia Brandon) ou John Ford (Dommage qu’elle soit une putain) ; l’art, ensuite, qui lui a été transmis comme une sorte de philtre de vie via les livres : à 300 mètres sous terre, au coeur d’un monde qui réduit l’existence à un parcours fléché, la littérature rappelle à Iris que la vraie vie est ailleurs. A ce sujet, Mathieu Terence consacre quelques pages enchanteresses à un livre méconnu de Georges Limbour, La Chasse au Mérou, et met en avant une littérature tout entière tournée vers la sensualité, bannie des murs d’Atlin : « A sa façon modeste, goûteuse, ce livre est un roman initiatique, et il n’est pas d’initiation qui ne soit l’apprentissage de la liberté, d’une liberté plus haute que celle à laquelle une époque assigne ses créatures ».
Dans Maître chien, déjà, les quartiers sécurisés de la banlieue chic de Rio étaient à la fois le prototype des résidences futures et l’ancêtre de la prison d’Atlin décrite dans Technosmose. Avec ce nouveau livre, sans doute son plus abouti, Terence passe un cap et emmène son lecteur dans les profondeurs du Mal, un Mal qui, ici, prend l’apparence d’un monde surveillé ou, dans un registre plus intemporel, celle d’une histoire d’amour interdit en forme de soleil noir. C’est là que se tient le talent de Terence : dans cette façon de se projeter loin dans l’observation de nos sociétés tout en nous faisant asseoir à son propre théâtre intime. Pas de discours programmatique et distancié sur le monde dans Technosmose, mais des obsessions universelles qui prennent corps dans des personnages modernes, des intrigues millimétrées et des décors dont on sort ébloui : en le lisant, on pense à la rencontre entre le Jünger de Héliopolis et les meilleurs textes d’André Pieyre de Mandiargues. Technosmose confirme donc, à tous les points de vue, ce qui fait la singularité de son auteur dans notre époque : un alliage savamment dosé et jubilatoire entre l’anticipation et un style pétri de volupté, aux coutures à la fois nettes et précieuses, parfois serrées, certes, mais d’une grâce à ce point rare qu’on ne peut que la saluer avec enthousiasme. A 35 ans, Terence – aujourd’hui en charge des éditions Melville – occupe dans le paysage littéraire une place à part. Démonstration fracassante avec ce livre, sans aucun doute l’un des plus beaux de cette rentrée.