Mathieu Terence est un esprit singulier. Contrairement à la bande hussardinée qui sévit dans les rédactions mongolo-gaullistes de la place de Paris, il a retenu le meilleur de ces aînés dont la modernité nous surprend encore. La vitesse et l’ellipse de Nimier, le goût du jeu et de la taquinerie de Blondin, et quelque chose de Beyliste (on pense alors à Jacques Laurent) dans la retenue de la phrase, sans sécheresse au demeurant, et claquant au vent comme une oriflamme. Cette brièveté fait scandale. Un exemple ? : « Quand la fête est de rigueur, on ne sait plus ce qui la distingue d’un service funèbre ». Comprenons par là que Mathieu Terence, en dehors du ton, peut se prévaloir d’un style. Au XIXe siècle, suivant en cela les canons de la beauté féminine, les livres étaient plus charnus que minces. On sait qu’il faut maintenant de la minceur pour plaire. Journal d’un cœur sec séduit pour d’autres motifs : il allie rapidité et exigence.
L’exercice était délicat : donner une « suite » au Portrait de Dorian Gray. Oscar Wilde avait laissé la porte ouverte à toutes les spéculations sur le devenir des rescapés de son roman, et en premier lieu sur celui de Lord Henry Wotton. La rencontre de ce dernier avec l’énigmatique Clifford sera moins foudroyante mais tout compte fait aussi riche d’enseignements (elle reprend, avec les transgressions de rigueur, thème pour thème celle de Dorian, dont l’amitié fut également fatale à ses amis, aux femmes). Cette nécessité de perdre les autres tout en se perdant fait toujours recette. Elle permettra à Lord Henry d’atteindre le point culminant de ce qu’il croit être son désespoir, accentuant le profond déséquilibre qui l’anime au moment d’écrire ce journal. Car cet esprit malin vit le drame d’une lucidité encombrante. Depuis la disparition de Dorian, il n’entretient plus qu’un rapport de soi à soi (corps, âme, amour et haine). Dans ces notes écrites, il poursuit la partie entamée contre lui-même et contre le temps, jusqu’à cette lettre en forme d’exécution capitale adressée par la sœur de Clifford. Cette expérience lui fera regagner l’humanité qui, à en croire ses contemporains (et lui-même), lui a si cruellement manquée au cours de sa vie.
Une autre citation s’impose : « Dans ces pages, je découpe mon ombre du bout de ma plume. J’en suis le premier étonné. Le diable que j’ai parfois imaginé être a donc une âme. Je suppose que sa damnation à lui c’est de n’avoir personne à qui la vendre. Qui en voudrait d’ailleurs ? Elle est pleine de loups, de chauve-souris et de silence. » Mathieu Terence n’est pas vulgairement de son temps. Il signe avec Journal d’un cœur sec un joli bréviaire de sentimentalité (pour la jalousie entretenue par Wotton de son passé) à l’usage de tous. Et le réussit sans mal. Ou plutôt avec lui, mais sous les effets conjugués du talent et de l’intelligence.