« Le travailleur manuel ne pose pas les mêmes problèmes que le violoniste. A celui-ci il faut conserver la main entière ; il aura besoin de tous ses doigts pour courir sur les cordes. Pour l’autre, inutile de se lancer dans des prouesses, il n’utilise que les trois derniers doigts pour tenir sa pioche. Il ne faut pas trop longtemps le garder à l’hôpital ; il devra retourner à son travail dès que possible. La chirurgie coûte cher… » Ces phrases ne sont pas extraites d’un sketch de Desproges mais d’un cours de médecine traitant de « l’importance du métier dans l’indication opératoire » tel qu’il fut entendu par Martin Winckler lors de ses études. L’une des nombreuses qualités d’En soignant, en écrivant, au fil de la cinquantaine de courts textes (écrits avant ou après La Vacation et La Maladie de Sachs) qu’il contient, est de nous donner à voir, dans toute sa crudité, la réalité de la formation des médecins français : formation élitiste visant à la reproduction d’une caste, fermée à l’expression personnelle des étudiants, rigidement hiérarchisée, préparant surtout des « hospitaliers » en négligeant les généralistes, et cherchant à maintenir les futurs soignants dans la dépendance de l’ordre des médecins, des laboratoires pharmaceutiques et de la pensée médicale officielle.
Les conséquences de cet enseignement sont aussi abondantes qu’inquiétantes : toute-puissance des médecins, qui s’appuie sur la croyance en la toute-puissance médicamenteuse ; surdité à la parole du patient ; médecine tournée vers le diagnostic et non vers le soin ; signes et symptômes ressentis comme du domaine du « savoir » et non comme des signes ou des symptômes (puisque la maladie parle, pourquoi écouter le malade ?) ; ignorance enfin (« Les médecins français font partie des plus gros prescripteurs au monde de médicaments inefficaces, d’examens complémentaires inutiles et de gestes thérapeutiques injustifiés. Et ils sont probablement ceux que la visite médicale organisée par les laboratoires pharmaceutiques influence le plus. »). Ajoutons l’ordre des médecins, qui vise essentiellement le confort de la caste médicale et n’agit qu’exceptionnellement contre les mensonges médicaux et les courantes -médiatiques entre autres- violations du secret professionnel, et l’aperçu devient complet.
Les moyens de lutter sont cependant nombreux : pour les patients, exiger une information claire et exacte, pour les médecins, réfléchir à leur position et à leur pratique. Les groupes Balint (du nom du psychiatre auteur de l’excellent livre Le Médecin, son malade et la maladie (PUF, 1960, disponible actuellement dans la collection « Petite bibliothèque Payot »)), dont Martin Winckler dresse le portrait impeccable, participent de l’amélioration et de l’humanisation de la pratique comme de l’analyse de la relation soignant – soigné, « en partant de l’idée simple mais cruciale que le médicament le plus utilisé par le médecin, c’est le médecin lui-même ».
En soignant, en écrivant permet donc au lecteur de comprendre comment création littéraire et pratique médicale s’entrecroisent et s’enrichissent ; pour son plus grand plaisir, à commencer par celui d’y retrouver quelques « scènes » proches de celles de La Maladie de Sachs. Le classement des textes établi par Martin Winckler, les introductions qui présentent chaque partie invitent au parcours d’une vocation de citoyen née de cette double pratique, de médecin et d’écrivain, qui s’articule autour de quelques principes fondamentaux (transmettre, soigner, réparer et témoigner) et se nourrit d’expérience comme de colère (« Je hais le discours médical parce qu’il est discours de pouvoir et que le pouvoir se l’approprie avec la plus grande complaisance »). Non sans humour, comme en témoigne l’un des textes, le « Petit afflictionnaire médical », lexique malheureusement réaliste : « Douleur : Méthode de communication audiovisuelle utilisée depuis la nuit des temps par les patients (qui sont fort nombreux) pour attirer sur leur personne l’attention des médecins (qui le sont beaucoup moins) » ; « Morphine : drogue illicite, consommée exclusivement par les toxicomanes irrécupérables que sont les malades en phase terminale. La morphine est la pire ennemie du médecin car, en faisant perdre au malade le sens de la douloureuse réalité, elle le rend moins dépendant du thérapeute. »