Curieux petit roman que L’Etreinte de Martin Gülich, écrivain allemand souvent primé outre-Rhin, dont c’est le premier texte traduit en français. Curieux et en même temps déjà lu : difficile en effet de ne pas le lier au Parfum de Süskind ou bien à certains romanciers japonais auxquels il empreinte la froideur minutieuse au moment d’explorer une salle d’autopsie à la morgue, antichambre du monde des morts.
Le narrateur, Dolf (le texte est écrit à la première personne), est un simple d’esprit. Solitaire, puceau à 38 ans, frustré, naïf, rempli de curieux idéaux, il vit chez une logeuse acariâtre qui l’héberge « par charité », se trouve affublé d’un « meilleur ami » qui transpire la beauferie tout en s’affichant comme un séducteur hors pair, et nourrit une immense admiration pour son chef à la morgue, le docteur Sander, marié, père de deux enfants, propriétaire d’une jolie maison et capable de travailler au milieu des morts sans pour autant sentir le cadavre. Dolf, qui au fond de lui affirme « Je suis pas un idiot », opère dans l’ombre de Sander, fasciné par ces morts qu’il nettoie ; pendant ses heures de liberté, il attrape des papillons qu’il tue en les empoisonnantpour enrichir sa collection. Le soir il se couche en rêvant à la pin-up de magazine qu’il a clouée au mur. Un rêve, un fantasme dont se moque son ami Walter, lequel le pousse à se chercher une vraie femme. Mais face à la gent féminine, Dolf n’est pas capable de faire plus que rêver. Ce qui explique que son existence toute entière bascule le jour où une jolie fiancée éplorée, venue identifier le corps de son compagnon, s’effondre dans ses bras dans la salle d’autopsie. Elle s’appelle Natalie, et Dolf va tomber éperdument amoureux d’elle. Il n’aura dès lors de cesse de la conquérir, à sa façon : en attrapant le plus beau papillon du coin, qu’il envisage de clouer sur du satin rouge ; en rodant autour de chez elle ; en la suivant. Car si Dolf n’est pas un idiot, il n’en est pas moins un peu fou, pétri d’obsessions mortifères, incapable de dissocier réel et imaginaire. Sa traque sans espoir ne peut pas bien se terminer.
Martin Gülich réussit à restituer la psychologie fragile de son personnage, dont il adopte le mode de penser, le vocabulaire imprécis, la langue approximative. Sorte de Quasimodo maladroit, son Dolf pourrait éveiller une lueur de compassion, de miséricorde ; mais très vite, à l’imaginer tel qu’il se raconte lui-même, on est plutôt gagné par une forme de dégoût, d’angoisse latente. Quand Dolf franchit la barrière qui sépare le simple d’esprit du fou supposé dangereux, il n’a plus conscience de ce qu’il fait. Gülich nous emmène sur ses pas, spectateurs réduits au silence, condamnés à voir l’inévitable se produire. Il transforme l’amour en folie, en impossible possession. Il joue des codes avec ce personnage de gentil solitaire transformé en tortionnaire par son inconscience, cette victime devenue bourreau. Son récit fait naître un certain malaise, preuve du talent de l’auteur pour s’immerger dans l’esprit de l’autre, s’approprier la différence, et surtout transformer l’humain en inhumain.