Mêmes lieux, même passé, même splendeur ciselée de l’écriture sobre et retenue qui signalent la singularité du considérable Mario Rigoni Stern, éternel vagabond de l’envers d’une Histoire italienne qu’il raconte d’en bas, peuplant ses livres de personnages insignifiants à l’échelle des guerres. Les Saisons de Giacomo, chronique pudique d’une région (le plateau d’Asiago, en Vénétie) ruinée qui ne sort de la Grande guerre, justement, que pour mieux se vautrer dans le fascisme mussolinien, est elle aussi bâtie sur ces thèmes inépuisables de la place de l’homme face à sa terre, de son implacable impuissance face aux machines de masse, de l’horreur qu’elles génèrent à tout coup et de la sérénité du monde autour de la fureur humaine. La guerre, donc, au centre de ce texte comme de la plupart de ceux publiés depuis Le Sergent dans la neige, en 1953 (qui raconte son emprisonnement par les allemands en 43, son évasion et son retour), ne pouvait manquer de nourrir l’obsession de cet enfant d’un village où pourrissent les cadavres de quelques dizaines de milliers de soldats autrichiens et italiens dont les gamins déterrent les cartouches et les crânes en fouillant le sol. C’est d’ailleurs l’une des principales activités de Giacomo, le héros anodin de ce récit doucement mélancolique où la lumière et l’horreur se mêlent dans une danse suggestive et désespérée d’une étonnante puissance. Fils d’un travailleur exilé en France d’où il envoie à sa femme les quelques économies qu’il parvient à s’y faire, il se joint aux récupérateurs qui battent la montagne pour ramasser les centaines de kilos de ferraille qu’ont laissé les batailles avant de revêtir sans trop comprendre l’uniforme des jeunesses fascistes. Son père, lui, revenu de la Lorraine minière, refuse d’abord d’adhérer au parti avant de céder à la pression de la mécanique totalitaire.
Au-delà de la peinture réaliste du destin d’un pays, le texte de Rigoni Stern touche par son sens de l’économie, le rythme sec d’un style clair et sincère, lavé de toute la mélasse sentimentale dont sont souvent vernies les chroniques de guerre ; la vérité à laquelle touchent ses personnages, la simplicité d’un ton définitivement exempt de pathos donnent tout son poids à ce témoignage délicat où l’infamie et la souffrance ne se dévoilent qu’entre les lignes. Mario Rigoni Stern, l’un des plus grands écrivains italiens contemporains ? Sans aucun doute, malgré sa discrétion montagnarde et une notoriété relativement faible auprès du public hexagonal. C’est en tout cas ce que clamait haut et fort son camarade Primo Levi, avec lequel il noua une solide amitié après avoir lu un entretien où l’auteur de Si c’est un homme affirmait rechercher le genre de paix que pourrait vraisemblablement offrir un petit séjour à Asiago, au coin de l’âtre, en sa compagnie -souhait immédiatement exaucé par l’intéressé, qui invita Levi sur le champ. De leur relation, Stern tirera le surprenant Hier matin à skis avec Primo Levi, fantaisie onirique au-dessus de laquelle traînait, inexorable, l’ombre noire du massacre guerrier et de l’Holocauste. Levi disparu, Stern poursuit à sa manière une œuvre de mémorialiste attentif, scribe solitaire d’une histoire mouvementée dont il restitue la violence avec une paradoxale sobriété.