Mario Delgado Aparain est natif d’Uruguay, petit état d’Amérique latine ayant pour capitale Montevideo, et coincé entre le Brésil et l’Argentine. Très tôt, ce pays va connaître une dictature militaire, avec l’appui des potentats locaux. L’action se passe dans les années 70-80, dans une petite ville, Mosquitos. Comment peut-on vivre, au quotidien, avec la présence de l’armée, qui contrôle le moindre de vos faits et gestes ? Et comment contourner la dictature pour faire parler ceux qui n’existent plus ?
C’est le défi que va relever le héros de ce roman, Esnal, un original, un illuminé qui veut organiser une série de conférences sur l’histoire universelle, en commençant par les origines. Premier écueil : obtenir l’assentiment de l’armée, sans laquelle rien ne saurait se faire. « Le colonel savait parfaitement que n’importe quel fils de chien de communiste, plus intéressé par les processus historiques que par l’enchaînement chronologique des faits, possédait un talent inné pour faire le lien entre les pauvres chasseurs de l’époque du mammouth et les travailleurs de Mosquitos, et aussi entre un malheureux mammouth et un gros capitaliste des environs. (…) Il soupira donc profondément et prit les précautions nécessaires. -D’accord… dit-il enfin. Le commandement militaire vous autorise à travailler depuis l’âge de pierre jusqu’au 12 octobre 1492. Esnal le regarda avec surprise mais ne fit aucun commentaire. »
Les cours débutent à la maison de la culture de Mosquitos devant un public mélangé, un public de gens du peuple, mais parmi lesquels se trouvent des délateurs, outils de toute dictature digne de ce nom. Pour narrer son histoire, Esnal utilise le nom d’un ami, Striga, emprisonné pour délit d’opinion. Par ce truchement, ce nom qui n’était plus prononcé va devenir matière à Histoire en étant prononcé tout au long de ses cours. Ainsi, toute une mémoire enfouie, celle de l’histoire du pays, va resurgir. Et le public se réapproprier son passé.
La grande richesse de ce roman réside dans le fait qu’il place l’Histoire au centre du débat. Le héros de ce roman enseigne non l’Histoire officielle (celle prenant sa source en 1492, date à partir de laquelle un monde, l’Amérique, bascule vers le non-sens), mais l’Histoire dans laquelle chacun des individus qui la compose est partie prenante. D’une position d’exclus, de réprouvés, Mario Delgado Aparain fait passer ses personnages à celui d’acteur de leur destin. Ce n’est pas la moindre réussite du livre.