C’est l’histoire d’un détective privé, désabusé et surtout usé, qu’on imagine sentir la poussière et l’after-shave. Pepe Carvalho, ex-agent de la CIA teinté de communisme, amant passif et amnésique, gourmet maniaque, essayiste politique cynique ou tout bêtement férocement lucide, traîne encore une fois ses désillusions et sa défaite existentielle. La réalité hésitante et burlesque d’une Barcelone désenchantée est à nouveau le centre du monde du détective vieillissant (« Toutes les gambas de toutes les mers du monde ne suffiront pas à fournir les cuisines de Barcelone et à changer son parfum de poudre, d’aisselle et d’aine de ville du péché pour un mélange de parfum d’ambiance au pin et de gambas a la plancha« ). Il fréquente toujours les mêmes barrios d’un humanisme irrévérencieux, qui foule les certitudes d’un passé trop douloureux. Le bougre s’enlise dans une histoire de meurtre, côtoie les rêves nostalgiques de l’administration catalane autonome, les extravagances sataniques et cathares, ainsi que les utopies mégalomaniaques d’un capitalisme mafieux.
Une conspiration politique entachée de révélations mystiques, entre l’internationale populaire, l’internationale socialiste et le nationalisme espagnol, soutenue par quelques puissances financières, tente de créer un nouvel ensemble économique, régional et multinational, dans le but de détruire « l’identité émotionnelle » et nationale catalane. Des tueurs importés des Balkans aux faciès caricaturaux s’en mêlent et cognent. Margalida, jeune pucelle aux seins imposants, s’interpose et s’improvise en ange gardien de Pepe Carvalho… Ce dernier va croiser en même temps sur son chemin des amours passées, tels que Charo l’ex-putain brune, confort d’une future retraite, et Yes la blonde embourgeoisée et obsessionnelle. Et quand le détective à la pensée marxisante fatigue, il s’oublie dans ses fantaisies culinaires de fin bourgeois et fait de ses recettes de véritables pamphlets qui ponctuent ses états d’âme et créent des moments de rupture (« les oignons revenaient dans l’huile d’olive, il ajouta de la tomate concassée, des herbes, sala, poivra, versa sur le tout le vin blanc, mit un œuf dur haché, de l’ail, du persil, des noix, releva la sauce avec un soupçon de cognac où se conservaient les truffes »).
Le roman noir espagnol ne reprendra vie qu’avec la naissance de Pepe Carvalho et la découverte du libéralisme sauvage fleurant bon l’oseille des grands princes du capitalisme.
Chez Montalban, l’intrigue n’est souvent qu’un prétexte derrière lequel il se plaît à critiquer la politique douteuse des civilisations postmodernes et capitalistes. L’écrivain fait alors sienne l’anxiété de Beckett (« je vous dis que la société est putréfiée ») d’une société désormais corrompue et incertaine. La fibre résistante s’enracine dans les polars de Montalban. Celui-ci s’est toujours amusé à mettre en scène Pepe Carvalho dans des intrigues politiques et policières, associant classes prépondérantes et milieux terroristes post-franquistes. Dans L’Homme de ma vie, il revient à ses vieilles amours qui avaient germées dans le défunt hebdomadaire Triunfo et l’actuel El Pais. Le style caustique, sarcastique, démystificateur, avec un rien de mélancolie et de poésie à ses heures perdues, ne font que dénoncer les écueils et les grands coups de mâchoires avides de fric des sociétés libéralo-capitalistes. On regrette cependant que l’étendard marxisant et « je m’en-foutiste » des peurs matérialistes de ce monde (à part la bonne chère) de ce Don Quichotte du XXe siècle ne nous épuise à la longue. L’idéalisme est passé de mode, il n’en reste plus que des cendres. A quand donc la retraite de Pepe Carvalho ?