Ils sont tous là : Tennyson et sa femme, le peintre symboliste George Frederic Watts et ses pinceaux, Charles Lutwidge Dodgson (alias Lewis Carroll) et le manuscrit d’Alice, la photographe Julia Margaret Cameron aux doigts tachés par l’acide, réunis pour l’été dans la baie de Freshwater, quelque part sur l’île de Wight, il y a un peu moins de cent cinquante ans. Ils fréquentent les plus hautes sphères de la vie littéraire et artistique de l’Angleterre victorienne ou sont appelés à le faire dans un avenir proche, s’adulent ou se détestent mutuellement, s’agitent en tous sens dans une ronde enfiévrée faite de piques sanglantes, d’amours secrètes et de caprices infantiles, et sont admirablement croqués par Lynne Truss, une Britannique récidiviste (Tennyson’s Gift, en version originale, est son cinquième roman) bien connue des lecteurs du Times, où elle occupe avec la verve qu’on imagine le bureau de critique télévisuelle. Si l’indescriptible chassé-croisé qui forme l’intrigue bondissante du récit n’est pas sans charme, c’est avant tout pour sa galerie de personnalités qu’il vaut le détour : exubérants, loufoques, parfois détestables, d’autres fois pathétiques (cruelle description du tout jeune Lewis Carroll, bègue à s’en étouffer, fasciné par des vedettes qu’il n’égale pas encore, très attiré par les mignonnes fillettes occupées à pêcher la crevette sur la plage, gambettes à l’air, les jupes relevées par les épingles à nourrice dont il trimballe tout un stock), infatigables, prompts au complot, aux jugements à l’emporte-pièce et aux emballements irréversibles, tous ont du caractère à revendre.
Autour de cette poignée de célébrités, on trouve une petite bande de personnages secondaires tout aussi irrésistibles, servantes et rejetons divers, sans compter un conférencier phrénologue (la discipline à la mode en ce XIXe siècle scientiste) américain réputé, bien décidé à palper la boîte crânienne de tous nos insulaires, et sa petite peste de fille prodige, dont les exploits scientifiques ne sont pas pour rien dans l’atmosphère délirante qui parfume tout le livre. De fait, malgré une intrigue parfois un peu confuse, on se laisse bien volontiers entraîner dans cette loufoquerie à grande vitesse où Lynne Truss s’autorise tous les débordements, quitte à faire passer Alfred Tennyson pour un infâme radin vaniteux, à conter les déconvenues conjugales d’une Ellen Terry encore verte (elle fera plus tard un triomphe sur les scènes de théâtre anglaises), à importer d’Amérique le traité de science sexuelle d’Orson Fowler et à faire intervenir, quoique accessoirement, la reine Victoria elle-même. Tout cela est follement drôle, plutôt bien écrit et joyeusement décousu. Tom Sharpe ne nous avait pas dit qu’il avait une fille.