Bien sûr, tout le monde ment. Mais quand elle s’intéresse au mensonge, Ludmila Oulitskaïa oublie le premier mensonge du Livre, ou bien la voix de Pandore. Ces mensonges ne l’intéressent pas. Ce qu’elle cherche, c’est le mensonge domestique, inutile, futile, gratuit, le mensonge par plaisir. Son modèle ? Pénélope, menteuse éternelle à l’affabulateur époux, qui lui permet de poser un postulat très simple : quand l’homme ment par opportunisme, la femme, elle, le fait sans arrière-pensée. « Les femmes font tout autrement : elles pensent, elles, sentent, elles souffrent… et elles mentent autrement. En passant, par mégarde, pour rien, avec ferveur, à l’improviste, en douce, à bâtons rompus, désespérément, sans la moindre raison… Celles qui possèdent ce don mentent de leur première parole jusqu’à leur dernier mot. Que de charme, que de talent, que de candeur et d’insolence, que d’inspiration créatrice et de panache ! Il n’y a là ni calcul, ni espoir de profit, ni machinations… C’est juste une chanson, un conte, une devinette ; mais une devinette sans réponse. Chez les femmes, le mensonge est un phénomène de la nature ».
Pour cette petite étude sur le mensonge, on suit Génia, la narratrice, à différents âges de sa vie, dans des environnements divers. Le roman prend la forme d’un collage éclectique de nouvelles qui toutes, à leur façon, confrontent à la question du mensonge. Pour finir par le seul qui, peut-être, ne soit pas sans vraies conséquences : le mensonge à soi-même. Tous les mensonges imaginés par l’auteur sont des mensonges inutiles. Mais bien réels. Des mensonges pour rien, pour rire, pour masquer une vérité trop dure, pour réinventer sa vie, l’adoucir, en changer les perspectives. Le mensonge est un refuge, qui permet mieux que toute autre chose de se recréer par l’imaginaire.
Menteuses, « de leur première parole jusqu’à leur dernier mot » : les femmes que rencontre Génia ont tous les âges, tous les profils, toutes les origines, toutes les histoires. Elles sont le fondement de ces variations sur un même thème.
Une première raconte, anglaise, rousse flamboyante, en vacances en Crimée. Un soir, sur une terrasse, elle partage son porto, sourit, raconte comment elle a perdu quatre enfants, chaque fois dans de tragiques circonstances. Génia qui l’écoute pleure, compatit, souffre avant d’apprendre la vérité de la bouche d’une amie commune qui connaît l’autre depuis l’enfance. Et lui dit que rien de cette histoire n’est vrai. Vient ensuite une gamine aux histoires invraisemblables : tournages et plateaux de cinéma en Espagne, résolution de crimes, débarquements d’ovni… Génia s’énerve : cette enfant qui ment la fatigue. Elle creuse. Découvre que tout est vrai. Tout, sauf un détail. Le grand frère, qui accompagne la fillette dans chaque récit, n’existe pas… C’est ensuite à la jolie Lilia, 13 ans, de sécher les cours pour coucher avec son oncle, l’artiste illustrateur, quadragénaire établi et respecté, quand sa gynécologue de femme est au travail. Puis Anna la poétesse manipule une adolescente inculte, lui récitant ses poèmes qui sont ceux de grands auteurs russes. Des prostituées à Zurich racontent une seule et même histoire qui les fait entrer dans un mythe, un conte de fées pour femmes usées. Toutes ces femmes, toutes ces filles, n’en finissent jamais de mentir…
Pourquoi ? Personne ne sait. Sans doute pas les menteuses elles-mêmes. Une psychologie de comptoir dirait qu’elles comblent un vide, un manque, une absence. Celle qui croit au mensonge est une dupée consentante : personne ne l’oblige à croire, mais elle n’imagine pas qu’on puisse ne pas lui raconter la vérité. Elle est l’oreille attentive trop facile à tromper. Celle qui se fait avoir systématiquement. Et la menteuse le sait, qui crée ses mensonges en fonction de celle qui écoute, choisit de mentir, ou de se taire.