Parmi les nombreux ouvrages d’anticipation récemment publiés à la faveur du changement de millénaire, L’An 2440 présente, à défaut de prophétisme confondant ou farfelu, une excellente matière pour exercer, selon, l’indulgence goguenarde ou la nostalgie passionnée d’un lecteur de 1999. Publié pour la première fois en 1771, le livre de Louis Sébastien Mercier, auteur prolixe mal-aimé de son siècle, pose en effet, entre autres problèmes, celui de la sacralisation des écrits des anciens : forcément génial (avis des universitaires subversifs et des journalistes littéraires revêches), ou bien faillible au même titre que n’importe lequel d’entre nos auteurs plaisants mais mineurs d’aujourd’hui (avis de lecteur libre) ?
Le jeune Mercier de 1770 (il a alors trente ans) s’imagine se réveiller d’un long sommeil à Paris, un beau matin de l’année 2440. Un généreux autochtone le guide au sein d’une capitale française non pas tant transfigurée dans sa forme que dans ses mœurs. La disparition du mensonge, de l’avarice, de l’ambition et du libertinage de l’esprit des hommes a bien fini par déboucher, sept cents ans plus tard, sur un dix-huitième siècle idéal, où les mauvais livres sont brûlés dans l’approbation générale et où les femmes, fidèles et point trop précieuses, allaitent des enfants sains et vigoureux prêts à servir dans la bonne humeur un monarque éclairé, désintéressé, frugal, ferme s’il le faut (mais qui songerait seulement à contredire un type pareil ?). Education, arts, politique, justice, commerce, religion, institutions, science, diététique et famille : Mercier, en disciple fébrile de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau, a méthodiquement son mot à dire sur son meilleur des mondes à lui, perfection rêvée de son siècle « séduisant mais factice ».
Détaillées et emportées, autosouscrites sans réserve, ses démonstrations peuvent sembler simplistes et arriérées en regard du réalisme froid de notre époque ; or, à ce train-là, on a vite fait d’avancer l’argument-écueil de l’utopie fasciste ou de la naïveté. D’où l’intérêt pour nous de parcourir ce livre en curieux peu soucieux de juger. Car, fussent-ils français l’un et l’autre, on constate qu’il ne reste pas grand-chose en commun des aspirations d’un idéaliste ethnocentrique à la veille de la Révolution et du désabusement d’un internaute consumériste et américanophile de la fin du XXe siècle. On se rallie bien, de temps en temps, à quelque indéniable pertinence de l’auteur du Tableau de Paris : « [Au XVIIIe siècle] on bâtissait les plus belles choses en spéculation et la langue ou la plume semblait l’instrument universel. Tout a son temps. Le nôtre était celui des innombrables projets ; le vôtre [le XXVe, ndlr] est celui de l‘exécution. » Variante : « L’esprit, dont on abuse, détruit presque l’évidence des choses. » (Toujours d’actualité en France au XXe siècle, est-on démangé d’ajouter).
Il est de mise de dire que la langue des Lumières est savoureuse. Sur ce plan, Mercier ne décevra personne (jamais lisses, ses anecdotes de bas de page confèrent à l’ouvrage sa touche nécessaire d’exotisme). Quant à l’appareil critique universitaire qui accompagne cette réédition, il est, cela va également de soi, irréprochablement rigoureux et instructif. L’An 2440 ? Tout de ces livres injustement méconnus qu’il faut, comme on dit aussi, absolument avoir lus.