Tout le monde, ou presque, connaît le Voyage au bout de la nuit, ce roman définitif que le XXe siècle ne parvient toujours pas à digérer sereinement. Ceux qui ne l’ont jamais lu (ils existent) connaissent surtout l’antisémitisme délirant de son auteur : généralement, la réputation, justifiée ou pas, d’un écrivain leur suffit ; inutile d’aller vérifier ou d’aller comprendre tout ça dans les textes, à tête reposée. Parmi les lecteurs occasionnels de Céline, c’est-à-dire ceux à qui il arrive de braver les poncifs anti-céliniens les plus fatigants, peu connaissent son goût, voire son obsession, pour le ballet ou la légende. La réunion de ses nombreux ballets, légendes ou pièce de théâtre en un unique volume constitue donc l’occasion idéale pour mieux saisir la structure imaginaire qui sous-tend toute la production romanesque de Céline. Et cette structure pourrait être rapidement résumée (impossible de tout dire ici) par une espèce de méfiance instinctive des hommes, une aversion absolue de la multitude ivre d’égalité, de ses haines coagulées, de son acharnement abject contre tout ce qui se distingue, tout ce qui tend vers la grâce, l’élégance ou l’aristocratie des dons.
Preuve en est le premier ballet, Secret dans l’île, pièce où s’exprime et s’étale adorablement toute la haine prodigieuse d’un petit village peuplé de marins alcooliques abrutis et de femelles jalouses. Haine fétide pour une mystérieuse étrangère dotée d’un corps préservé (« nichons sans lait »), d’une aura qui affole les autochtones, bref d’une beauté ensorcelante -donc d’attributs non démocratiques. La haine finira bien évidemment par abattre l’impudente étrangère (une belle scène de lynchage hystérique d’une étonnante actualité) ; la lâcheté du silence finira elle par engloutir jusqu’à son souvenir. Naissance d’une fée raconte sensiblement la même chose. Voyou Paul. Brave Virginie aussi. Tout comme le reste de ces textes tout à fait sublimes, toujours fidèles au style inimitable de Céline ; ce style essentiellement romanesque, donc inadaptable. Le génie du romancier est en effet si présent, si prégnant que l’ensemble de ces pièces reste, et restera sans doute, impropre au théâtre ou au cinéma. Ce n’est bien entendu pas plus mal.
Dans des entretiens radiophoniques réalisés peu avant sa mort, Céline se décrivait avant tout comme une chienne de traîneau dont on ignore les avertissements et que l’on condamne pour son flair, pour son excès de raffinement. Toujours dans ces mêmes entretiens, Céline traitait les hommes d’infiniment lourds et épais. Dans ses déclarations au comique inégalé s’illustre magnifiquement bien l’affrontement inextinguible entre la lourdeur des hommes et le raffinement du génie. Ces Ballets sans musique, sans personne, sans rien en sont tout simplement la métaphore.