Trois parutions de Calaferte pour commencer l’année avec un géant qui nous laisse transis, exaltés, criblés de poésie : la collection de Gérard Bourgadier continue de publier les pages que l’auteur a laissées après sa mort, en 1994. Pour commencer, le neuvième volume des carnets, Circonstances, nous démontre que l’année 89 est un grand cru : jouissant toujours de sa retraite campagnarde, loin des mondanités parisiennes, en compagnie de sa femme et entouré de son jardin et de ses bêtes, Calaferte, malade, souffre de l’érosion de l’âge mais lui oppose l’éternelle jeunesse de la création et la vigueur de son verbe. Il se livre à des réflexions sur la littérature et lance au passage quelques vérités qui méritaient d’être dites : la médiocrité de l’époque littéraire qu’ont dominée Sartre et Camus, ou sa préférence pour la voie poétique de Tzara par opposition à celle d’Eluard. Calaferte n’hésite pas à vitupérer le travail des éditeurs, qu’il sent céder de plus en plus à la marchandisation du livre, et la prolifération des écrivains médiocres et faiseurs qui, dit-il, sont une insulte à son authenticité et à son génie novateur : « La littérature française actuelle n’est qu’une vieille fille aux cuisses pudiquement serrées » (mais qui aujourd’hui fait le tapin, pourrait-on ajouter…). On retrouve dans ces pages l’intérêt que Calaferte a toujours porté aux sciences occultes, aux fleurs ou à ses animaux ; on vit son bonheur infini et toujours réaffirmé d’écrire, ses doutes, les périodes d’impuissance qui le taraudent lorsque l’inspiration semble le délaisser, on comprend comment son travail dépend essentiellement de celle-ci, lui qui n’écrit pas tant par discipline que par transe. Son rapport intime et récurrent à Dieu, tout comme son anticléricalisme foncier, modèlent une figure de chrétien de haute intensité doublé d’un révolutionnaire radical, « anarchiste et innocent », comme il se définit lui-même. Comme toujours, le texte est émaillé d’aphorismes au tranchant juste et lumineux.
Quant aux Fontaines silencieuses, disons que cet objet littéraire non identifié brouille et broie les formes : théâtre, essai, poésie, narrations ou courtes descriptions s’y mêlent en bribes organisées, faisant penser à la méthode que Calaferte avait déjà employée pour La Mécanique des femmes avec cela en moins qu’il n’y a pas réellement dans cette oeuvre de thème défini qui centrerait le bouillonnement des genres et des styles. Plus chaotique, en somme ; peut-être trop. Il n’empêche qu’on subit tout simplement une succession de fulgurances ininterrompue.
En sus de ces deux inédits, No man’s land, enfin, n’était plus réédité depuis 1963. Cette suite de récits a été écrite après le mythique Septentrion et en porte la trace, portée par le souffle qui devait définir ce style incroyable : un croisement entre Bloy et Céline shooté au surréalisme, exécuté comme une incantation chamanique, toujours entre la viande et l’âme. Ces textes passent de l’autobiographique à l’onirique pour s’élever en un hymne au pouvoir créateur qui implique l’identification systématique à Dieu lui-même. Calaferte compose sa symphonie verbale à partir de tout et n’importe quoi ; le voilà assis à son bureau, voulant écrire un poème qu’il ne parvient pas à commencer car la pluie frappe mélancoliquement les carreaux de son taudis, et il nous embarque dans quarante pages de génie pur. Saisissant l’or à même le plomb, mystique et sacrilège, il est le grand prêtre d’offices poétiques survoltés. « De tous les livres écrits et soigneusement reliés, je remplirai une urne funéraire. L’autel du temple ne servira qu’à mon office. Je suis Dieu ! Je suis Dieu ! Prosternez-vous ! Baisez le pan de ma robe sacerdotale ! J’incarne le Verbe vivant ! » A genoux !