A l’heure où, sidérés par les risibles palmarès des prix littéraires et par la médiocrité chronique d’une production jetable médiatisée jusqu’à l’absurde, nous sommes tentés de tourner le dos une fois pour toutes aux ors factices du présent, un recours demeure, encore et toujours : le miracle des livres vrais, ceux qui racontent et font vibrer cette corde secrète de l’âme, ceux que le lecteur, pour paraphraser Nabokov, doit lire non avec son esprit mais avec sa moelle épinière, parce qu’en leur chair même, dans les replis sinueux de leur langue, réside toujours, en dernier lieu, la vérité d’une époque et des hommes qui la firent, aussi ambigus et désespérants soient-ils. Contemporain de Musil et de Kafka, martyr du siècle, emprisonné parce qu’il était russe, puis autrichien, tombé parmi la cendre et la poussière d’Auschwitz parce qu’il était, tout simplement, juif, David Vogel est l’un de ces prodiges déguisés en fantômes dont la littérature du XXe siècle semble posséder un réservoir inépuisable, frappé de l’étiquette « oubli temporaire ».
L’histoire de la publication de Romance viennoise, qui paraissait promis à une désolante disparition, ressemble ainsi à une parabole : oui, le passé est bien ce terreau en constante putréfaction sur lequel naissent les fleurs les plus rares.
Quinze grandes feuilles noircies
Né en 1891 en Podolie (actuelle Ukraine) dans une famille parlant le yiddish, David Vogel n’étudie l’hébreu qu’à Vilnius, circa 1909, avant de s’installer à Vienne, en plein marasme fin-de-siècle. Arrêté durant la première guerre mondiale, emprisonné, libéré, il se marie une première fois puis, en 1925, s’installe à Paris où il convole à nouveau – sans cesser d’écrire. Après quoi : la Palestine, la Pologne, Berlin, tandis que le bruit des bottes se rapproche inexorablement. Balloté, étranger à lui-même, Vogel (« oiseau », en allemand) ne trouve sa place nulle part. Interpellé en 1944 à Lyon par la Gestapo, il est envoyé à Drancy et, pour finir, dans le grand Est, celui dont on ne revient pas. Son œuvre, ténue, se partage entre prose et poésie. Jusqu’à il y a peu, on le pensait auteur d’un roman unique, La Vie conjugale, qui avait suffi, à la fin des années 1920, à en faire une figure plus que remarquée des lettres juives en Palestine. Et puis silence. Or, en 2010, une chercheuse de Tel-Aviv découvre, glissées dans le manuscrit de Avec vue sur la mer, ouvrage publié en 1932, quinze grandes feuilles noircies d’une écriture minuscule : les 75000 mots d’un roman complet, dont la paternité ne fait aucun doute et qui, de toute évidence, puise une partie importante de son matériau dans la vie de l’auteur, autant que dans son obscur rapport (ou non-rapport, pour être plus juste) au judaïsme. D’un point de vue purement littéraire, l’exhumation de ce texte inédit et sa publication subséquente représentent un évènement considérable ; d’importantes questions n’en subsistent pas moins, à commencer par celle de sa date de rédaction. Sur ce point, les opinions divergent, comme sur celui de savoir comment et à quel point le roman fut remanié et même s’il était, tout bonnement, destiné à être publié – une réponse impossible à une question inarticulée. Au moins la question paraît-elle plus claire aujourd’hui : de quoi la littérature hébraïque est-elle le nom ?
D’un point de vue purement littéraire, l’exhumation de ce texte inédit un évènement considérable ; d’importantes questions n’en subsistent pas moins
Tension sexuelle
Nous sommes à Vienne, dans les années 1920. Pris sous l’aile d’un énigmatique bienfaiteur, le jeune Michael Rost, à peine adulte, loue une chambrette chez une famille bourgeoise et, en l’absence de Monsieur, culbute bravement la maîtresse de maison, avant de s’éprendre de leur fille de 16 ans. (Vogel lui-même, on le sait, entretint une liaison avec une femme mariée avant de tourner son regard embué – en tout bien tout honneur, apparemment – sur une nymphette à peine sortie de l’enfance). Joyeusement païen, ce bildungsroman vibrant de tension sexuelle, de rencontres intellectuelles vivifiantes et d’une indéniable poésie bohème, restitue à merveille l’atmosphère de décadence capiteuse préfigurant les désastres à venir ; le message, lui, est à chercher sous « le ciel étoilé et froid ». Le problème n’est pas de savoir si Vogel se hisse à la hauteur de ses glorieux contemporains, tels Thomas Mann, Joseph Roth et consorts (tout simplement, il n’en a pas eu le loisir), ni de déterminer si l’hébreu comme langue d’écriture répond à des critères autres qu’esthétiques (une tentative réflexe de réappropriation, peut-être) ; il est de comprendre à quel point Romance viennoise est le roman de son temps incertain.
Ce bildungsroman vibrant de tension sexuelle et de poésie bohème restitue à merveille l’atmosphère de décadence capiteuse des années 1930
Un Woody Allen tragique
Or, sur ce point, pas de doute : par sa surprenante modernité, ses dialogues incisifs et désenchantés, son cadre fondamentalement antisémite, ce texte perdu puis retrouvé – la queue d’une comète littéraire trop tôt consumée dans un siècle barbare – est indéniablement celui de l’indécision et de la passivité politique. Rost, nous souffle un critique, est un Woody Allen prématuré et tragique : le monde juif se trouve en lui un héraut sans qualités, « sans conscience ni argent », foncièrement désarmé et incapable d’opposer aux convulsions qui s’annoncent autre chose que les atermoiements éternels de l’amour et de la chair. « Croyez-vous qu’il faille avoir un but dans la vie ? », demande-t-il au mystérieux Peter Dean. A quoi l’interpellé répond par un constat : il y a, d’une part, les hommes d’action et, de l’autre, les passifs (les lecteurs ?), « qui se contentent de regarder et de se laisser guider par le hasard ». David Vogel était de ces magiciens qui ordonnent le hasard, justement, qui décrètent le printemps et l’amour, prophétisent l’hiver et la haine, laissant leurs personnages sans repères et délivrant la littérature juive de ses scories nationalistes pour en revenir à son sublime et fatal ADN : la sidération de l’exil.
Romance viennoise, de David Vogel (L’Olivier)
Crédits photo : ajpn