Si En chute libre, le premier roman traduit de l’américain Léon Rooke, n’avait pas forcément convaincu tout le monde, ce Gentil bébé devrait effacer ce souvenir en demi-teinte. L’auteur est prolifique : entre théâtre, scénarios en tous genres, romans et nouvelles (il en a écrit plus de 300), il est lauréat de plusieurs prix littéraires et se voit systématiquement salué par la critique (laquelle le compare à Faulkner ou O’Connor) et par ses pairs (notamment Russell Bank). Il aura pourtant fallu attendre longtemps pour qu’on le découvre en France : Gentil bébé est paru outre-atlantique en 1989, et a déjà été adapté au cinéma… Ce que Rooke y raconte, c’est une Amérique white trash plus vraie que nature ; il explore un rapport entre Bien et Mal qui cherche son équilibre, la naïveté de l’enfance, la justesse et la justice des simples dans une langue riche, vibrante, qu’on peut sentir et vivre, qu’on saisit presque à pleines mains. Rooke expose sans concession un univers et des personnages pitoyables, grotesques, qui parfois semblent s’illuminer, le temps de quelques lignes qui rétablissent leur humanité. Dans les vallées étroites des Appalaches, désertes, miséreuses, plus encore que le reste du pays (on est vers 1930, et l’heure n’est pas franchement à la plaisanterie), se sont donnés rendez-vous de bien curieux personnages : fous de Dieu, miséreux, paysans, vagabonds, tout un monde insoupçonné sillonne les routes pour saluer la naissance d’un étrange enfant.
Venue au monde dans la boue, sous un buisson, sans personne pour la veiller, la petite fille recueillie par Toker suscite bien des convoitises. Il s’agit dans un premier temps de lui trouver une famille adoptive, mais il va être très difficile à son sauveur de s’en débarrasser : faute de candidats d’abord, puis parce que l’envie lui en passe et qu’il se considère de plus en plus comme le possible père de cette enfant abandonnée. Et c’est évidemment à ce moment que la situation se corse… Si Rooke, comme dans En chute libre, travaille les rencontres en tous genres et les dialogues impromptus, il va aussi beaucoup plus loin ; le temps ralentit, son ironie glacée est presque systématiquement adoucie, les contrastes entre les caractères des différents protagonistes secouent le texte et lui donnent sa brutalité contenue, qui à la fois remue et apaise tant elle s’intègre à un univers unique. Le début peut surprendre, mais le miracle opère : dans cette histoire singulière, errance et chassé-croisé d’un fouillis de créatures hyper réalistes, on trouve mis à nu un monde qui fourmille d’idées, de violence sourde, de compassion aussi. Remuant et magistral.
Traduit de l’anglais par Philippe Gerval et Victoria Wallace