Apprendre à finir… Et pourtant, il y a cet accident et la chance de tout recommencer, de réunir les bouts de cette vie à deux, ébréchée à force de lassitude, de tromperies et de résignation. La narratrice va s’offrir tout entière (« Et c’était ivre tous les jours, pour lui, par lui, (…) que je pouvais tout donner »), respirer et penser pour l’être aimé, sa raison de vivre. Et ramener à la vie, à l’amour cet être chéri, prisonnier de son corps depuis l’accident de voiture. Elle espère en même temps qu’elle oublie sa souffrance, qu’elle conjure l’angoisse d’une menaçante et terrifiante solitude (« je n’ai pas souri seulement parce que j’étais soulagée qu’il vivrait, mais aussi parce que j’ai pensé que vivre, dès qu’il reviendrait, ça voudrait dire vivre avec moi »). Seule, c’est cela qui l’effraie… Le vide sans lui… Alors, elle préfère étouffer son ressentiment, ses humiliations. Alors, elle oublie le dégoût dans les yeux de ses enfants… Ce dégoût pour une mère ayant craché sa honte sans pudeur, perdue dans son malheur et piétinée par les infidélités d’un père qui inquiéta par ses absences imprévisibles et cette inconnue qu’il serrait à son bras.
Très vite l’être cher guérit, et voilà qu’il reste. Les doutes resurgissent, avec un goût aigre de vécu (« la douleur (…) de savoir qu’il était là-haut, habillé (…) et que maintenant il pouvait à nouveau tout recommencer »), puis une espèce de rancœur, un « regarde comme je t’aime moi qui me suis sacrifiée pour toi ». Et bientôt elle fera son deuil de cet être aimé, se passera de ses silences, de lui… pour en finir tout simplement, pour ne garder « que le regard qu’on traîne sur les photos quand on passe le chiffon dessus, c’est tout ».
Du moins, c’est ce qu’elle confesse…
Mais en fin de compte, on ne sait plus, on s’égare… Masochisme de la narratrice qui se plaît à imaginer ce que la créature chérie ne ressent plus ?… Folie de sa part, distorsion inquiète entre ce qu’elle perçoit comme authentique et la réalité d’un être aimé dès lors absent après cet accident qui aurait fini de l’enfermer ?
Laurent Mauvignier nous révèle une musique du cœur, obsessionnelle, sorte de longs monologues décousus, soubresauts d’un esprit troublé, sautes d’une âme confuse qui se perd entre souvenirs humiliants, douleur, désir acharné, doutes et amertume. C’est une parole tremblante où les mots s’échappent de la structure de la phrase au fil de la pensée qui s’évide, enrage et souffre sans jamais se noyer dans le poncif poisseux de mièvrerie ou la crudité lourde de grossièreté. Le verbe se fait chair douloureuse et cautérise ce que la parole s’est plu à déchirer, à labourer. La narratrice exorcise ce qui n’a pu être évité par le regard… le rejet, l’abandon (« Je taillais à vif dans les souvenirs, dans la mémoire je faisais des trous, je creusais comme des pépites des mots qui auraient depuis longtemps porté le germe : son abandon de moi. »).
C’est là où Laurent Mauvignier nous étonne, dans la justesse et la sobriété de cette écriture masculine et sentimentale qui se fait l’écho de la sensibilité d’une voix féminine dans toute sa fragilité et sa rage. Finalement, chaque mot s’essouffle pour ne crier que l’amère vérité de la fatalité amoureuse, du désir de l’autre qui n’est déjà plus ou qui n’a jamais été.
Histoire d’amour qui se gangrène au fil du temps, de l’ennui pour n’être qu’un triste soupir, un trop-plein de fiel, la crainte d’une sordide solitude à affronter. Lame de douleur lancinante que les attentes d’un « amour toujours » qui ne trouvera satisfaction, ou tout au plus réconfort, que dans les sommeils agités ou les rêveries d’une trop longue journée…