La première partie d’Il est des nôtres contient une douzaine de textes brefs ayant tous pour points communs nos ingurgitations et nos dégurgitations quotidiennes (ici essentiellement liquides, du café matinal au digestif, du sperme à la pisse) et un narrateur qui, sous la forme omniprésente du « on », traîne malgré lui le lecteur à sa suite dans la banalité et la tristesse de ces journées marquées par les goûts insipides ou amers des boissons qui se confondent avec les corps et les esprits qui les consomment. Ce choix narratif rend la lecture des premières phrases prudente : ne va-t-on pas trouver là un ersatz de Delerm, style blanc et descriptions de petits plaisirs sans surprises ? Non, le regard et l’écriture de Laurent Graff nous emportent très rapidement vers un univers radicalement différent de celui de La Première Gorgée de bière. La réalité décrite ici possède les ternes couleurs des cafés matinaux qui bordent les gares de banlieue, des distributeurs qui distribuent, imperturbables, les pauses liquides des salariés à moitié endormis, des cafétérias aseptisées et des canapés vieillissants où l’on s’affale, solitaire, l’apéritif à la main devant la télévision dont les bruits couvrent ceux de « la femme qu’on a épousée » qui s’affaire dans la cuisine. Parfois, une éclaircie apparaît. On se sent révolutionnaire et joyeux et l’on invite sa petite famille au restaurant. Au chinois d’à côté. Parce qu' »avec les asiatiques, on se sent à l’aise, libre, supérieur… (…) On est bien traité, avec respect et déférence, on en sort grandi. (…) Les enfants peuvent faire du bruit, descendre de table, on les laisse faire sans gêne, d’autant que le restaurant est pratiquement désert. D’une certaine manière, on fait preuve de charité en venant manger chez eux. D’où leur extrême prévenance, déduit-on. »
Ainsi, de tasse en verre, de chope en ballon, en égrenant l’inexorable chapelet de nos ingurgitations, Laurent Graff donne à voir les décrépitudes et les lézardes qui détériorent peu à peu les murs de nos vies bien cadrées, avec une écriture plus sèche que nos boissons mais que l’on déguste avec plaisir, sourire et rire -même quand elle décrit les moments dégrisés où « on lève son verre à… à cocktail. A nous sonnerait faux, fourbe. Alors, à défaut, on trinque à rien, on fait une croix. Le cocktail maison a un goût de ruines, ruines d’une vie sans pétillement, sirupeuse et fade, consommée avec une accablante modération. (…) On lève son verre comme pour planter un drapeau sur un tas de gravats. Et on sirote sa défaite. »
Dans les trois textes qui composent la seconde partie d’Il est des nôtres, le « on » cède peu à peu la place au « je » et au « il ». L’anonyme devient Achille, Ambroise ou Arsène, autant de figures romanesques qui parviennent, toujours en lien à la boisson quotidienne, à s’échapper : dans la passion, dans l’alcoolisme ou dans la fuite, trois manières parmi d’autres de consommer la rupture d’avec une société où les multiples figures du « on », à l’inverse de celle de Laurent Graff, nous font avaler n’importe quoi, à commencer par nos propres lâchetés.