Extérieurement, L’Année du calypso a des allures de « petit roman », deux modestes centaines de pages au format poche, loin des 500 pages du précédent, Le Danseur russe de Monte Carlo, et plus loin encore de la trilogie (Ce royaume t’appartient, Palais lointains et Le navigateur endormi) qui a rendu Abilio Estévez célèbre, l’a fait considérer comme l’un des grands écrivains cubains vivants et lui a même valu, paraît-il, l’étiquette de « Proust des Caraïbes », ce qui est à la fois flatteur et encombrant. A supposer d’ailleurs que Proust compte parmi les auteurs de son Panthéon, il ne figure pas parmi les nombreux écrivains cités en exergue ou dans le texte de ce petit récit brûlant et sensuel, qu’on n’hésitera pas à ranger dans la catégorie des livres érotiques.
L’histoire se déroule dans la torpeur de l’été cubain, au milieu des années 1950. Le narrateur, Josàn, quinze ans, se prélasse dans le patio de la demeure familiale quand surgit inopinément le jardinier des voisins, « quasi hallucination au midi d’une journée pas comme les autres ». Il est grand, tout en nerfs, ruisselant de sueur, et il fait un effet inattendu au jeune homme qui, dès lors, n’aura de cesse d’explorer cette zone de l’existence jusqu’alors inconnue de lui : la langueur des corps et la volupté des sens.
Avec la ferveur des nouveaux convertis, Josàn se lance à corps perdu dans l’exploration, en n’excluant aucun plaisir ; de là ses expériences de voyeurisme, de lectures interdites et d’attouchements, entre hommes aussi bien qu’avec des femmes. L’homosexualité prend une part croissante au fil de ces semaines d’initiation, l’appétence du narrateur ne faisant qu’augmenter pour ce que les Espagnols appellent diversement « leño, pinga, verga, bate, mandarria, nabo, varilla, tronco, reata, mandao, polla, ñema, verra et morronga », selon l’énumération de l’auteur ; Josàn se défend néanmoins de toute « apologie du phallus », et fait remarquer que nombre de civilisations ont de toute façon idolâtré le membre viril, depuis le shivaïsme tantrique jusqu’à « la skyline de New-York » et… « les édifices de Jean Nouvel » !
Tout ceci pourrait être répétitif, mais non : Abilio Estévez crée une atmosphère à la fois ironique et élégante, voluptueuse et tout à fait poétique, avec un mélange étonnant d’humour, de verdeur du langage et de fluidité du style. Le texte est tissé de références musicales ou littéraires, avec des extraits de Borges, Lezama Lima, René Lopez ou (fatalement) D.H. Lawrence, en raison du jardinier du début qui fait lointainement écho au garde-chasse de Lady Chatterley. En résulte une sorte de poème en prose ensoleillé et langoureux, traversé d’images mémorables (à quoi vous fait penser « une tige coriace et dorée de bois de cañandonga, enrobée dans une soie lyonnaise délicate et précieuse » ?) et baignée de musique, conformément à la promesse du titre.