La mécanique des fluides est un texte qu’on aimera sans restriction, ou qu’on détestera. En exergue, Emily Dickinson, Ken Kesey, John Keats. « Dire toute la Vérité, mais la dire de biais », pour des mémoires racontés comme un roman ; une dose de malheur conséquente : « Le bonheur ? Ça fait des histoires pourries » ; et, puisque « ici repose celui dont le nom était écrit dans l’eau », de l’eau, beaucoup d’eau. Qui noie, porte, coule, envahit, abandonne. Qui donne sa brutalité au premier paragraphe : une femme, un hôpital, un enfant mort né, « nacelle sans vie », « petite fillepoisson morte » qu’on emmène alors que sa mère, sous tranquillisants, est conduite sous la douche. « Les petite tragédies sont difficiles à ranger », écrit Lidia Yuknavitch. A ce stade, si on n’a pas déjà abandonné le livre, c’est qu’on ne le lâchera plus.
Les souvenirs de Lidia Yuknavitch sont du genre pesants. Mère alcoolique, père incestueux, sœur géniale mais vite partie, enfance angoissée, départ pour la fac avec une bourse de natation, libération et explosion, drogue, sexe alcool, nuits blanches, fin de la bourse. Chute. Pour mieux repartir, loin du Texas, dans l’Oregon natal où l’auteur intègre un programme d’écriture dirigé par Ken Kesey. Comme une renaissance. L’écriture, l’Art, pour donner du sens ; « Croire en l’Art comme d’autres en Dieu ». Une bouffée d’oxygène qui n’empêche pas les ratés, les échecs, les déceptions ; mais aussi qui guide, supporte, conforte. Et il n’y a pas à dire : quelque chose, ici, dans l’écriture, fonctionne exceptionnellement.
Le texte saute d’un moment à un autre, rapide, incisif, bouillonnant. Yuknavitch écrit comme elle voit : « Je me souviens des choses lors de flashs rétiniens. Sans ordre. Notre vie se déroule sans ordre particulier. La relation de cause à effet entre les évènements n’est pas telle qu’on le souhaiterait. Tout n’est qu’une série de fragments, répétitions et modèles. Le langage et l’eau ont ceci de commun […] Je ne suis pas Virginia Woolf. Mais il y a une de ses phrase qui me fait aller bien : assemble les fragments comme ils viennent ».
La brutalité des expériences, des ressentis, est contrebalancée à la fois par un sens esthétique indiscutable et par la finesse et l’intelligence de la construction. L’autobiographie devient plus vraie que nature, foisonnement d’images porté par une écriture chatouilleuse, entêtante, poétique. Il y a dans la franchise, dans la crudité du rapport aux corps, à l’autre, à soi, quelque chose qui pousse à s’arrêter. A respirer. Repartir. Lidia Yuknavitch réussit, à partir d’un récit intime, à créer quelque chose d’accueillant, d’enveloppant. Un livre lumineux.
Traduit de l’anglais par Guillaume-Jean Milan.