Après le cycle « La Grande Intrigue », cinq romans qui scrutaient notre époque (en « temps réel », pourrait-on dire) et tentaient de saisir les forces en jeu à l’aube du troisième millénaire, François Taillandier a démarré l’an dernier un nouveau cycle avec L’Écriture du monde, plongeant dans le plus reculé du moyen-âge. Comme si, afin d’aller plus avant dans son projet global, il lui fallait opérer un lointain flashback ; pour capter les tenants et aboutissants d’une phase critique de notre civilisation en particulier et du monde en général, il est nécessaire de revenir à ses fondements, eux-mêmes élaborés lors d’une phase critique, quand s’effondra l’Empire romain et que quelque chose de neuf s’ébaucha sur ses ruines. Ainsi, après être revenu au temps de Clovis dans L’écriture du monde, Taillandier prolonge son retour aux origines avec La croix et le croissant, qui débute en 639 et voit se confronter différents mouvements historiques, que l’auteur incarne chacun à travers un personnage.
La décadence enclenchée de l’Empire romain d’Orient, quand l’Ouest est déjà aux « barbares », est vue et soufferte à travers la figure de l’empereur Héraclius, qui revient mourir à Constantinople. Ces pages profondes et poignantes forment un memento mori à l’usage de civilisations entières, l’agonie de Constantinople coïncidant avec l’agonie d’un empereur et, contrairement à la célèbre réflexion de Valéry, il ne semble pas que la mortalité de l’une console de l’autre, puisqu’elle redouble de néant tous les efforts d’une vie humaine. Au même moment, Dagobert se meurt à Lutèce, et le grand roi mérovingien est renvoyé quant à lui à une autre forme de vanité : si ce que son ancêtre a fondé n’est pas prêt de s’éteindre, pour l’heure les Francs se vautrent dans les restes gallo-romains, conquièrent, jouissent et gaspillent sans souci de bâtir quelque chose qui les dépasse. Seuls quelques clercs lettrés, au milieu de ces grands désordres, tentent de conserver la sagesse antique, de christianiser les mœurs et de penser la temporalité longue.
Au même moment nous est présentée la figure du calife Omar, successeur de Mahomet, et l’élan formidable des conquêtes islamiques. Dans cet élan se conjuguent la soif et la faim d’hommes forgés dans les rigueurs du désert, la politique dynamique et irrésistible de victoires militaires contre les vieux empires avachis, et la foi nouvelle édictée par Mahomet. Omar est par ailleurs celui qui va faire rédiger pour les Musulmans un livre sur lequel, à l’instar des Juifs et des Chrétiens, ils pourront fonder leur foi. Taillandier nous emmène ensuite en 695 pour évoquer la figure de Frédégaire, chroniqueur des derniers Mérovingiens, ce qui lui permet de méditer à nouveau sur la fonction de l’écriture. Enfin, la dernière partie développe l’existence de « Karl », c’est-à-dire Charles Martel, qui voit la confrontation de l’Europe chrétienne balbutiante avec l’Islam et la transition de règne entre Mérovingiens et Carolingiens.
Ce détour par les origines permet à Taillandier de penser un nombre important de sujets critiques en évitant tous les écueils. Il est évident que les thèmes de l’identité européenne, sa confrontation avec l’Islam ou le débat entre différentes historiographies partisanes mènent automatiquement à des réflexes agressifs qui laissent peu de champ à la réflexion. Taillandier offre ici une perspective et un lointain historique qui nous poussent moins à définir formellement quoi que ce soit qu’à méditer ce mystère des civilisations par l’empathie avec des hommes qui nous sont à la fois étrangers et proches. Au-delà du hiatus entre « roman national » et historiographie marxiste déconstruisant tout récit, le romancier assume la relativité de la mise en forme narrative de l’Histoire, en même temps très partiale et pourtant réelle à sa manière, puisqu’à un certain point le récit devient lui-même un fait plus concret que les faits eux-mêmes.
Ce livre, comme le précédent, ne relève pas tant du « roman historique » que de la réflexion d’un écrivain sur des thèmes fondamentaux à partir du matériau historique. Or, d’un point de vue littéraire, justement, le résultat est très probant : l’aspect lacunaire de ces « âges obscurs » permet à Taillandier de vampiriser librement ses personnages. En même temps, les figures qui surgissent dans les ténèbres de cette terra incognita préservent à celle-ci toute son ombre. Comme dans le Satyricon de Fellini, on suspecte en tous points les manques et l’étrangeté. On se trouve moins en présence d’un ou plusieurs récits que devant des fragments de vie intime arrachés à la disparition globale – ce qui forme une esthétique envoûtante. En somme, François Taillandier ne passe des histoires à l’Histoire que pour circonscrire dans un cercle plus vaste le même foyer éternel où se consument ensemble l’Homme, sa souffrance et son langage.
A relire : l’entretien que nous avait accordé François Taillandier lors de la parution du premier tome du cycle, L’Ecriture du monde, l’année dernière.