Pourquoi faire long lorsqu’en vingt lettres tous les ingrédients d’un roman sont là… Inconnu à cette adresse est un échange épistolier en partie fictif, et pour une part véridique, dans lequel deux grands amis, deux frères de cœur, s’éloignent aussi bien géographiquement que sentimentalement. Nous sommes en novembre 1932, en Californie, et Max écrit à son ami Martin qui vient de retourner dans sa patrie natale : l’Allemagne. La nostalgie avec laquelle Max Eisenstein, juif américain, se languit du départ de son ami, laisse deviner les liens très forts qui les unissent. De son côté, Martin brosse un portrait réaliste du peuple allemand en pleine mutation et dresse un bilan certes désastreux, mais plein d’espoir de sa nation tout juste remise de son humiliation. Max ne tarde pas à rendre compte à son ami des échos de plus en plus inquiétants qui parviennent outre-Atlantique de la politique qui se met en place en Allemagne. Dans le même temps, Martin change sensiblement de discours, et tente de faire comprendre à son ami de San Francisco, avec la plus grande inconscience, que la relève de son pays ne peut se faire qu’avec quelques sacrifices… Peu à peu, les propos de Martin s’assombrissent, l’heure n’est plus aux échanges affectueux, les allusions à la responsabilité des juifs dans le marasme économique du pays sont désormais affichés sans ménagement. Les divergences, dès la cinquième lettre, sont claires et présagent d’une rupture qu’on devine violente et irréversible…
Kressmann Taylor réussit là un tour de maître. L’histoire tragique de cette amitié se mêle à l’Histoire tout court, et donne un résultat saisissant. L’auteur dépeint avec intelligence et retenue les différentes sphères dans lesquelles l’amitié peut mener deux hommes à la destruction. De l’amour fraternel à la haine désespérée, Taylor livre au lecteur une vérité crue, et imagine (sans vraiment inventer) une tragédie qui a pour source le nazisme. Elle donne toute la dimension des ravages causés par Hitler en choisissant délibérément, par le biais du roman épistolaire, de ne livrer que l’essentiel, les non-dits, les phrases définitives, les silences et la brièveté de certaines missives. Une grande œuvre qui nous rappelle la richesse, l’authenticité de cette forme d’écriture, et qui nous laisse sans voix lorsqu’on l’achève.