D’un roman à l’autre, Kirsty Gunn revient sur les mêmes thèmes. Elle plonge dans le souvenir : tout ce qu’elle écrit s’en ressent. Dans les univers qu’elle habite, il ne se passe pas grand-chose. Pas de rebondissements, pas de chocs. L’essentiel est dans la perception du monde, dans le ressenti, décliné sous toutes ses formes, dans une longue litanie d’émotions, de silences intériorisés, dans des bribes d’impressions qui affleurent à la mémoire, dans des sensations. Un mode d’expression qu’elle privilégie d’autant plus qu’elle raconte souvent l’enfance. Elle aime retourner aux racines, là où tout commence, où se fondent les personnalités en devenir. Il y a dans ses textes quelque chose d’une quête inachevée, vers un Eden disparu. Pour cette raison, Le Garçon et la mer rappelle beaucoup son premier roman, Pluie. Même légèreté, même style fragmenté qui rappelle parfois certains textes de Duras, même sérénité née d’une épure quasi parfaite. Comme pour contrebalancer cette limpidité, Kirsty Gunn raconte des moments-clefs de l’existence : soit parce que leur réminiscence renvoie à une extrême violence, soit parce qu’ils sont des passages obligés, d’un âge à un autre, dont on ne sort pas indemne, nimbés d’un mystère qu’on ne perce jamais tout à fait.
Art de la suggestion : Gunn ne s’appesantit pas sur les détails. Sous sa plume, l’innocence disparaît. Ici, Ward, 15 ans, est un ado silencieux, timide, en retrait. Il passe ses vacances au bord de la mer, dans un cadre en apparence idyllique. En apparence seulement : une lourdeur pèse sur chaque mot, dans cette famille qu’on cerne difficilement, avec une figure paternelle vampirique, la mer, le silence, les vagues, le rêve. La mer comme ultime métaphore de l’existence, et son déferlement. Ward n’est là que pour ce moment, une vague à saisir, un cap à franchir, un dernier pas à faire pour quitter l’adolescence, entrer dans l’autre monde. Il est l’incarnation parfaite de l’Oedipe. Son père doit disparaître.
Avec la fin d’une époque, les voiles se déchirent sur des illusions dans lesquelles on aimerait s’enfermer autant qu’on désire s’en débarrasser définitivement. Quelque chose va arriver. On devine, sans être jamais certain. L’approche des personnages est pudique, retenue. On tourne longtemps autour pour saisir finalement l’essentiel, éveiller des silhouettes qui n’ont besoin de presque rien pour exister, laissent de côté tout superflu. On approche l’accident, l’anormal, en l’inscrivant dans un cadre qui permet de réécrire l’histoire. Gunn cultive l’étrange sans forcer : parce que ses univers tiennent en quelques mots, chacun de ses textes contient des trappes qui pourraient facilement faire glisser vers des mondes plus sombres, plus glauques. On sent qu’il suffirait d’un rien pour que tout bascule, nous entraîne ailleurs, sans que jamais la romancière cède à la tentation du trop facile. Le recul est fascinant, entre ces vies qui paraissent destinées à se dérouler toutes seules, sans jamais rencontrer de problème, et les fêlures qu’elles dissimulent, failles irrattrapables.
44, à sa façon, éclaire les autres textes de Gunn. 44 textes pour les 44 ans de l’auteur, bribes d’écritures, nouvelles, poèmes, confidences, réflexions. Fragments de vie jetés sur le papier, textes choisis, ils font entrer dans le quotidien banal de la mère de famille, dans sa vie domestique. La mise en perspective de cette vie très simple, par rapport aux romans, n’est pas sans intérêt : on peut y voir un mystère renforcé, une façon nouvelle d’aborder les textes. Et même si certains passages sont redondants, parfois agaçants, le recueil est fait pour ça : il tient parfaitement son rôle, à savoir ouvrir un univers, livrer quelques clefs, proposer une entrée privilégiée sur l’imaginaire de l’auteur, sa relecture du monde. On en sort avec un puzzle de saynètes collées les unes aux autres et un éclairage différent, plus riche, sur une œuvre singulière.