D’abord, la lande et le silence. Puis les premières notes s’élèvent, le son de la cornemuse sur les Highlands déserts. La silhouette d’un vieil homme au milieu des collines, un bébé emmailloté entre les bras, tâche blanche sur fond vert. La Grande Musique, comme un retour aux origines, est le premier roman de l’écossaise Kirsty Gunn. Elle y mêle aux souvenirs d’enfance ces récits sur l’Ecosse qu’elle entendait sans cesse, une lecture intime du paysage depuis sa maison du Sutherland et tout un univers recréé autour de la musique, pour la musique, hommage ou tribut à la forme particulière du piobaireachd, structure classique de composition des maîtres de la cornemuse.
Déstabilisant au premier abord, le texte n’est pas sans évoquer, par sa construction, un chœur et ses répondants, la tragédie grecque antique. Les personnages apparaissent un par un, élèvent leur voix, disent leur histoire. Entre deux témoignages, deux récits, Kirsty Gunn propose ce qu’elle présente comme des pièces d’archives, miraculeusement préservées. Des extraits de l’histoire de la Maison Grise ; une chronologie détaillée de la famille ; des explications variées concernant le fonctionnement du piobaireachd ; un retour sur l’histoire écossaise ; des témoignages. Autant de pièces qui renforcent la parole des habitants de ce bout du monde qu’est la Maison Grise. Au bout de la route, celui qui se perd n’est plus grand-chose, face à l’immensité du paysage : « Les collines ne renvoient que le même : Je ne m’en soucie pas, et l’étendue plate de la lande et le ciel. Je ne m’en soucie pas, disent-il, et l’eau le dit aussi, ces chutes noires qui sont bordées de tourbes, et les montagnes dans le lointain le disent, et vers le nord… Comme si tout le bel espace vide inutilisé lui criait dans le silence qui l’environne, criait à cet homme là au milieu du paysage, au milieu de toutes ces collines et de tout cet air. Que sa présence ne signifie rien. »
La Maison Grise marque une frontière. Elle a toujours fait une place aux éleveurs, aux bergers, aux passants, aux musiciens. John Callum est rentré pour y mourir et tente d’achever une dernière composition, en forme d’hommage, d’excuse, d’aveu, le Lamento pour lui-même. La Grande Musique, c’est l’histoire de ce père mourant, rattrapé par ses ratés. La fuite quand il était plus jeune, devant un père trop autoritaire et exigeant, l’abandon d’une mère dévouée, condamnée à la solitude. La fuite, toujours, quand il rencontre Margaret, indispensable soutien de ses parents vieillissants. La fuite encore, loin de Londres, quand il retourne vers les Highlands, laissant derrière lui sa femme et un fils auquel il ne s’est jamais intéressé, qu’il ne connaît pas. « Comment composer une mélodie pour quelqu’un, le mettre à l’intérieur, quand vous ne le connaissez pas du tout ? »
Il est question ici de lignées d’hommes qui s’ignorent, et de lignées de femmes qui bâtissent un foyer, un univers clos, rassurant, ouvert sur le monde, paradoxalement plus libre. Kirsty Gunn aime dire les choses du quotidien, souvent oubliées dans les romans. Elle écrit : « L’histoire des femmes dans ces endroits est toujours une histoire discrète, elle se raconte discrètement. L’histoire de sa mère, la mère de sa mère. Toutes captées dans ces papiers sur la vie domestique. Embellissements. Variations. » La Grande Musique est une histoire de mémoire, de création, de pardon. Le récit se mérite. Il faut accepter d’y pénétrer, se laisser porter par le rythme, les mots, la forme, s’immerger dans la musique qui très vite se dégage de l’écrit. Répétitions, retours, redites. On est loin du « pur » roman ; Kirsty Gunn nomme ses écrits des « élégies ». Pour l’élégance, la poésie, la mélodie, l’exigence, la surprise. La Grande Musique répond parfaitement à cette attente.
Traduit de l’anglais par Jacqueline Odin.