Après Mauvaise pente, un premier roman récompensé en France par le prix Femina en 2001, puis Puzzle en 2004, le Dublinois Keith Ridgway nous revient par le genre très anglo-saxon de la nouvelle. Cet écrivain au style tchékhovien sait utiliser au mieux cette forme littéraire, celle du détail, de l’anecdote, de l’éclat de réel dont la collection révèle parfois les dessous du monde. Langue précise, élégante, limpide, se dévidant dans le cadre de constructions efficaces et originales : l’art de Ridgway est parfaitement au point, très visuel, parfois effleuré par l’ambiance d’un western, d’un polar, d’un film d’horreur ou d’une comédie. En temps normal, ligne trompeuse du quotidien, superstition de la normalité à laquelle l’auteur arrache, texte après texte et souvent sur le mode de la confession, toute la folie qui secoue les êtres. Car le sujet de Ridgway, ce sont avant tout les êtres : leur amour, leur perversion, leur incohérence. Et les intrigues sont d’abord les leurs : la contradiction de l’homme qui invite son amant dans son pays natal pour le plaquer puis qui regrette ensuite ; la perversion d’un employeur qui paie un assassin pour jouir de son crime sans se salir les mains ; le ridicule des élucubrations amoureuses et la souffrance profonde que ce ridicule recouvre malgré tout ; la rencontre de deux vieux qui se remémorent une nuit d’amour dont on ne sait vraiment si elle est inventée ou a réellement eu lieu. Ici, un père de famille signe la ville par la croix de son parcours en automobile et finit par faire un zéro autour d’un rond-point, au moment d’emmener sa belle-fille dépressive à l’hôpital ; là, la maladresse égoïste et infantile d’un garçon envers sa fiancée malade, ou encore un père qui blesse son fils par inadvertance et reste avec sa femme « à cause du chien » ; enfin l’apparition, le rayonnement excentrique et la disparition d’Angelo, un jeune homme que le narrateur a cherché en vain.
Personnages campés avec force, caractérisés, drôles, cruels ou loufoques, inquiétants ou séduisants, ils sont les pôles de ces petites planètes littéraires. Aussi burlesques ou incroyables qu’ils puissent paraître, nous savons bien qu’ils sont terriblement réels, comme leurs monomanies, leurs passions, leurs remords. Ce qui est intéressant, c’est que Ridgway nous les sculpte dans le grotesque, le comique ou l’atroce (pas de cynisme cependant, un fond permanent de sincérité absolue) et qu’en même temps, par un effet paradoxal maîtrisé qui traverse tous ses textes, il nous met en empathie avec eux, l’acidité de surface ne cachant en fait qu’une tendresse poignante. Le suspens, l’analyse ou l’humour semblent en définitive n’être utilisés qu’en guise de pudeur à une compassion lucide. Une compassion qui finit par nous regarder nous-mêmes : « Vous en savez autant que moi. Ni plus ni moins. Je vous ai tout dit, sans rien omettre ni cacher. Alors dites-moi, vous. Dites-moi ». Ainsi conclut le dernier narrateur du recueil. Comme si « le miroir promené le long du chemin » qu’était le livre, au moment de prendre le dernier virage, voulait refléter notre visage, notre visage de lecteur happé au milieu de tous ces tarés qui sont nos semblables.