Le principal écueil, qui peut s’avérer rédhibitoire, du roman de Katharina Hacker, réside dans son début, pour le moins déconcertant. Les premières pages des Démunis ne sont pas le commencement d’un récit mais d’au moins quatre, simultanément. Quelques pages présentent un personnage, une situation, un lieu, puis on passe à autre chose. Si on a lu la quatrième de couverture, on peut presque penser qu’il y a une erreur d’impression, qu’on n’a pas commencé le bon roman. Mais si on ne s’arrête pas, l’intérêt vient, à ce moment précis où on peut se laisser prendre au jeu parce que quelque chose retient l’attention, donne envie d’aller plus loin, jusqu’à comprendre le pourquoi de cette multiplication d’histoires. Mais on reste longtemps comme dans un récit à tiroirs, où tout pourrait rester indépendant du reste, comme dans une rue londonienne où les immeubles fraîchement rénovés jouxtent des façades aux stucs blancs effondrés face à des logements sociaux délabrés, des terrains vagues abandonnés, à l’arrière des garden square parfaitement entretenus. De ces rues où on vit côte à côte, sans jamais se rencontrer. Le roman de Katharina Hacker adopte exactement cette structure ; hasard ou non, il se déroule pour l’essentiel à Londres.
Bien sûr, il y a un fil conducteur, un récit central, qui tourne autour de Jakob et Isabelle. Ils se retrouvent un soir à Berlin, après le 11-Septembre. Bien que s’étant perdus de vue depuis des années, ils retombent amoureux, se marient, puis quittent la capitale allemande pour Londres, où Jakob a trouvé un poste de juriste – en lieu et place d’un ami mort dans les tours du World Trade Center. Tout pourrait sembler idyllique, mais certaines zones d’ombre planent : anciens rapports des uns aux autres, fascination de Jakob pour son nouvel employeur, mal-être latent d’Isabelle… L’installation à Londres permet à ces petits riens de se cristalliser. Insidieusement, le couple se désunit. Jakob passe de plus en plus de temps au travail. Isabelle s’occupe, travaille à la maison, visite la ville, s’ennuie. Elle retrouve son mari le soir dans des pubs, des concerts. C’est quand la routine s’installe que les autres personnages, avec lesquels Hacker nous familiarise depuis les premières pages, commencent à jouer leur rôle. On découvre que Jim, le dealer, ancien prostitué à la recherche de son ex, Mae, habite dans la même rue qu’Isabelle et Jakob. Que Sara, la petite fille derrière la fenêtre, qui a un chat et qui ne parle pas, est là, elle aussi, dans la maison mitoyenne. Souvent, Isabelle entend un homme ivre qui rentre, frappe, hurle de l’autre côté du mur. Alors que la déliquescence du couple s’accélère, une logique interne se renforce, et on sent qu’on s’achemine vers une fin qui pourrait s’avérer tragique.
Des « démunis », dans le roman de Katharina Hacker, il en existe de plusieurs sortes. Il y a ceux qui n’ont rien, avilis par une misère crasse, installée, impossible à effacer, et ceux qui pourraient tout avoir mais ne savent pas, manquent d’envie. Caricaturaux, souvent, les personnages n’en sont pas moins humains, accessibles, attachants. Ils posent des questions simples : quel est le sens de l’existence, que plaçons-nous en l’autre, pourquoi avons-nous confiance. La date du 11-Septembre, au début du roman, contextualise le récit, le rattache à des angoisses contemporaines, à des incertitudes, à un temps du doute. Les chapitres londoniens qui se déroulent au moment du lancement de la guerre en Irak, eux, ne sont pas sans rappeler Samedi, de Ian McEwan. Hacker use de stratagèmes similaires à ceux du romancier britannique pour faire monter l’inquiétude, l’inconfort, pour manipuler son lecteur. A la fin, elle ne donne pas de réponse aux raisons de l’échec, du drame. Elle ne les condamne pas non plus, constatant simplement les effets pervers, à long terme, d’une négligence coupable.