Après le manga, le jeu vidéo et le cinéma, la littérature de genre reste l’un des derniers bastions inexplorés de la culture populaire japonaise contemporaine. Après Calmann Levy (Battle royale de Koushun Takami, Les Chroniques de la guerre de Lodoss de Ryo Mizuno), et en attendant Panini Books (Blood, the last vampire de Ronny Yu), c’est au tour des éditions Fleuve Noir, liées au milieu japonais par leur label manga Kurokawa (Fullmetal alchemist, Kamiyadori, Basilisk, etc.), de se lancer dans l’aventure en publiant les deux premiers volumes d’une saga fleuve d’heroïc fantasy japonaise, Guin saga.
Osez Guin saga ! Osez les aventures du jeune prince Rémus et de sa soeur jumelle Linda. Dans des temps anciens et oubliés (vieille rengaine), ils sont les seuls survivants de leur royaume mis à feu et à sang par les armées de Gohra. Héros vierges parés pour l’aventure + guerrier ultime providentiel qui les prend sous son aile, la formule a fait ses preuves. Déjà 89 volumes parus au japon ! Combats héroïques, monstres toujours plus monstrueux, Guin saga marque comme un retour à l’enfance du genre : une heroïc fantasy fortement teintée de jeux de rôles (Donjons & dragons), où l’action, toujours plus d’action, prévaut sur l’action précédente, ad vitam aeternam. Un danger en surclasse un autre, toujours plus grand, et ainsi de suite, pas le temps de souffler, pouf pouf ! et ça repart.
« La tempête a été notre sauveur ! Et deux fois en plus ! Le vent en répandant le feu nous a sauvé de ces créatures de la forêt dévoreuses de cadavres, et la pluie est venue juste à temps pour éteindre ce feu, sinon la source aurait bouilli et nous aurions péri brûlés comme les goules et les cavaliers, nous avons eu une chance inouïe; cela ne se renouvellera pas ». Et pourtant, à peine remis de leurs émotions, voilà que quelques pages plus loin, patatras !… « La forêt cache de grands dangers mais que dire de ce désert de pierres bien plus redoutable encore ? ». Le tout est à l’avenant. Guin saga pousse très loin le mauvais goût de l’accumulation. Comme dans du très mauvais Moorcock, les péripéties s’enchaînent et se remplacent, s’accumulent et s’annulent, sans crainte de se contredire… Evidemment la psychologie des personnages n’est pas le soucis premier de l’auteur. Les caractères sont taillés à la hache, c’est le genre qui veut ça, mais pour l’émotion aussi on repassera. Guin, héros amnésique, n’est rien qu’un assemblage composite, mi-homme, mi-léopard (avec une grosse épée), auquel seules les illustrations de couverture de Yoshitaka Amano (plus Gustave Moreau que jamais) semblent donner un peu de corps.
Et pourtant, passées les 100 premières pages (faut quand même s’accrocher), la magie opère. Bizarrement, on ne s’ennuie pas. Le bestiaire fantastique, en grande partie issu des Yokaï, apporte une touche exotique la bienvenue au milieu des conventions. L’action s’installe sans faiblir. L’auteur, Kaoru Kurimoto (une femme !), connaît les ficelles du métier : une plume alerte, décomplexée, des romans courts, une science consommée du cliffhanger, et hop ! Au tome suivant !
Au Japon, le succès de cette série rapidement devenue culte ne s’est jamais démenti depuis la parution du premier épisode en 1979. 25 millions d’exemplaires vendus plus tard, Guin saga continu de séduire un public fidèle de fans. La série a également inspiré bon nombre d’auteurs de mangas et de jeux vidéo. En particulier, le célèbre Kentaro Miura, à qui l’on doit le fabuleux manga Berserk (16 tomes parus chez Glénat), ne lui cache pas l’étendue de sa dette. Efficace et sans danger, on décrochera sûrement avant le centième et dernier volume prévu (on n’a pas que ça à faire non plus !), mais d’ici-là, méfiance. Nul doute qu’on jettera un coup d’oeil intéressé aux prochains épisodes, et pas uniquement par acquis de conscience, aussi et surtout parce que les japonais ont beau être compulsifs, ça n’explique quand même pas tout, Guin saga sous ses dehors bourrins et mal dégrossis pourrait bien se révéler in fine autrement plus intéressant qu’il paraît.