Jürgen Habermas est certainement l’un des théoriciens les plus brillants de la pensée morale et politique contemporaine, titre qu’il entretient d’un humour et d’une concision que nombre de nos universitaires seraient en droit de lui envier. Son dernier ouvrage paru sur le sol français regroupe trois conférences, prononcées entre 2000 et 2001 et révélatrices de cette acuité de l’ancien assistant d’Adorno. L’Avenir de la nature humaine s’ouvre sur une problématique très contemporaine, et pourtant initiée par Aristote, celle de la vie bonne. Elle devient ici interrogation sur la « vie juste » puisqu’il faut désormais compter avec les apports de Rawls. En tournant autour de la quête du sens et de réflexions sur le langage qui ne sont pas sans rappeler MacIntyre et Taylor, Habermas accomplit un geste incroyable : interroger Kierkegaard en tant que première proposition d’une éthique postmétaphysique. Il nous exhorte ainsi à repenser le lien social jusqu’à présent laissé en pâture « à des bioscientifiques et à des ingénieurs exaltés par la science fiction ».
La deuxième conférence, qui donne son nom à l’ouvrage, présente la contribution de l’auteur au débat moral qui anima son pays il y a peu. La question de l’eugénisme se pose selon lui sur la base de notions désuètes dans le sens où elles n’ont jamais été repensées selon les exigences de notre modernité. Le sujet est donc traité avec sobriété puisque si la position de Habermas semble claire (elle l’était moins dans ses oppositions à Sloterdijk), son propos vise avant tout à rationaliser le débat et à le vider de l’affect qui l’obscurcit. La notion d’individu est au centre du propos et il s’agit pour l’auteur de lui restituer cette importance pour saisir et thématiser son acception contemporaine comme « pouvoir-être-soi-même ». Enfin, Habermas nous livre une relecture de l’antique opposition entre science et foi au vu de sa stigmatisation moderne la plus criante : les événements du 11 septembre. Cette confrontation est celle qui affleure de l’éthique kierkegaardienne du fidèle avec tout ce qu’elle comporte de non satisfaisant ; c’est également elle qui suinte du sur-médiatisé débat sur l’eugénisme dont on ne retiendra finalement que le caractère stérile. Habermas, s’il ne propose ici rien de nouveau, sinon une autre mise en pratique de ses conceptions les plus chères, nous livre par contre un condensé idéal de ses thèses et de ses influences les plus intéressantes (Mead, Humboldt, Adorno…). La cohérence qui unit les 178 pages de l’ouvrage se voit dans la progression d’une seule et même question : « voulons-nous encore tout simplement nous comprendre comme des êtres normatifs ? » C’est sans doute, dans le cadre de la philosophie politique, l’une des questions les plus pertinentes et les plus éludées des trente dernières années.