Une radioscopie de la ville qui n’est ni poème en prose ni récit, ni analyse ni poésie, ainsi pourrait-on définir Puissances de Paris. Une balade à travers Paris que Jules Romains a écrite dans un style inclassable au commencement du siècle, et que Gallimard vient de rééditer. Le projet du livre naît en 1907, quand Romains entrevoit de saisir et d’exprimer la spécificité, l’identité des rues, le frémissement des lieux typés de Paris, comme la rue Montmartre ou le square Parmentier, la place de l’Etoile ou les bateaux-mouches. Bref, la foule dans tous ses états qu’il portraiture où qu’elle se forme. Une idée qu’il puise dans ses grandes escapades parisiennes avec André Cuisenier, Henri Legrand et surtout Georges Chennevière, escapades débridées, étourdies d’espaces et de bruits de la ville. « La grande ville respirait autour de nous et à travers nous. Ses rues étaient les sentiers de notre promenade. Ses cours profondes d’immeubles, les fourrés où nous épiions les palpitations de la vie. Les rumeurs de ses épais quartiers, de ses gares distantes, la vibration au loin des faubourgs en éventails, nous accompagnaient d’une musique perpétuelle. C’est dans les rues de la ville, dans les carrefours tournoyants, que nous apprenions cette confiance dans la multitude -comme le fils du pêcheur apprend la mer, et la connaît de si près qu’il ne songe plus à la craindre », évoquait encore Jules Romains le jour de sa réception à l’Académie française, près de quarante années après ses vagabondages.
On reconnaît à Jules Romains des dons magnifiques, une intuition neuve et une puissance d’évocation inimitable. Toute son œuvre d’avant-guerre, le poète-écrivain la consacre à ses théories esthétiques, avec en particulier Le Premier Livre de prières, Les Odes et Puissances de Paris, publié en 1910, alors que son auteur n’a pas tout à fait 25 ans. Pour chacune des descriptions qu’il élabore, articule, et façonne dans cet ouvrage, Romains capte la naissance d’une vie collective, le mouvement de la masse qui soudain prend conscience d’elle-même, et restitue l’instantané du moment où le lieu et la foule s’épousent et exhalent le divin. Le divin des théories unanimes de l’auteur, cette doctrine qui inspire la méfiance à la critique mais qui propulse Romains de façon éclatante dans la littérature, au travers du poème La Vie unanime en 1908. L’année précédente, il révélait déjà son ambitieux programme dans une lettre adressée à un critique littéraire inconnu : « Comme matière : la vie unanime ; c’est-à-dire la vie des groupes, de tous les groupes (villes, villages et, à l’intérieur de ces groupes eux-mêmes, d’autres plus petits : la rue, l’église, le théâtre, l’usine, le banquet, le repas d’une famille, l’assemblée électorale, la foule du métro, etc.), les rapports sentimentaux et sensuels de l’individu avec les groupes ; la joie lyrique de se fondre dans les multitudes, de s’abandonner au rythme des groupes ; la révolte contre l’unanime, l’effort de l’individu pour s’arracher à un engloutissement dont il a conscience (…) ; l’effort pour donner aux groupes encore naïfs, spontanés, enfantins, la conscience claire, la notion de leur unité vivante, la révélation de leur moi. » Jules Romains dessine Paris, redonne à chaque rue sa lumière, attribue à chaque quartier ses rites et ses odeurs, et transfigure l’existence banale d’une ville façonnée par un groupe humain, gigantesque et protéiforme, à qui elle appartient. L’ouvrage n’est pas un guide, ni même une ode à une ville, mais plutôt une tentative scientifique qui s’arme du génie littéraire pour imposer une vision distanciée, anthropologique du groupe humain en ce qu’il a d’éternel.