Deux frères, jumeaux mais antithétiques : Raul est un flic solitaire, impulsif et taciturne, alcoolique et violent, dans la lignée des grands héros virils et blessés, ambigus, borderline ; Valentin, lui, est un attardé mental naïf, touchant, d’une infinie générosité, qui se fait un bonheur à partir de broutilles. Parce qu’il a envoyé à l’hôpital avec un traumatisme crânien un jeune voyou qui s’en prenait à des Arabes et qui se trouve être le fils du parrain local, Raul est suspendu de ses fonctions. Pour fuir les représailles, il revient dans sa famille, qu’il n’a plus vue depuis deux ans. Il décide d’en profiter pour régler à sa manière (expéditive) la situation de son frère, envers lequel il s’est toujours senti mandaté d’une mission protectrice. Car Valentin, l’enfant perpétuel, l’idiot, au lieu de demeurer dans le cocon infantile qui convient à son état, n’a rien trouvé de mieux que de se faire embaucher comme homme à tout faire dans un bar à hôtesses, le « Lolita’s club ». Il vit désormais au milieu des prostituées, des macs, des drogues et des trafics, se faisant le serviteur dévoué des filles et vivant une idylle puérile avec l’une d’elles, Milena, une colombienne clandestine, belle, fragile et désespérée. Persuadé que Valentin est spolié et manipulé, incapable de croire en la validité du carré de bonheur simple qu’il a pu se tailler dans la fange, Raul est décidé à extirper son frère de ce cloaque qu’il connaît bien.
En architecte accompli, Juan Marsé orchestre la collision de ces perspectives opposées, cet éclatement du miroir. D’un côté, le cynisme d’un justicier déluré et pragmatique, animé d’un amour véritable mais complètement égocentrique et incrédule ; de l’autre, l’innocence désarmée qui, en dépit de sa faiblesse et de sa marginalité, représente un bonheur plus tangible. On pense parfois aux ambiances du Million dollar hotel de Wim Wenders pour cet amour immature, candide et désexualisé, entre un débile et une pute. En jaillissant des bas-fonds et du mépris, menacé par la loi de la norme et par celle des mafias, cet éclat lumineux brille d’une pureté rare, presque sainte. C’est Milena, émouvante paumée dont la jambe porte la trace des sévices que lui ont fait subir ses macs, qui forme l’axe autour duquel tout converge et tout bascule, le personnage à travers lequel se confrontent et se transforment les jumeaux : Valentin, d’abord, qu’elle ouvre par l’amour à une intensité d’existence que son handicap aurait dû lui interdire ; Raul, ensuite, qui la hait comme un danger menaçant son frère avant de la désirer charnellement. Quant à Désirée, putain noyée dont l’image fantomatique apparaît sans cesse à Valentin, elle crée un leitmotiv qui fait autant office d’écho funeste que de prescience fatale. Le personnage central, malgré tout, demeure bel et bien Raul, avec sa trajectoire tragique de tête brûlée qui s’initiera au prix du sang à cette forme de sagesse issue de l’apparente idiotie, au sens dostoïevskien du mot.
Rédemption paradoxale, dégradation élévatrice, morale de mystique : Juan Marsé joue sans cesse sur les parallèles, les inversions et les traversées. Dans son dispositif, la force devient bêtise, et la naïveté une grâce particulière. Le romancier espagnol est un dialoguiste prodigieux, qui parvient à incarner des personnages très forts au moyen de quelques répliques. Il imbrique avec aisance des scènes diverses dans une narration très efficace, qu’il ponctue d’images obsessionnelles et évase de pointes poétiques sobres. Sa littérature en devient particulièrement cinématographique, au point qu’on sort de son Lolita’s club comme d’une salle obscure, habité par des hologrammes troublants.