Chez Jose Eduardo Agualusa, né en Angola en 1960, journaliste avant de se lancer dans l’écriture (son premier texte est publié en 1989), les questions de la mémoire, de l’histoire et de l’identité sont centrales. A ce jour, seuls deux de ses romans étaient traduits en français : La Saison des fous (Gallimard) et Le Marchand de passés (Métailié). La Guerre des anges ? Un récit labyrinthique, qui tisse sa toile autour de Lisbonne, Rio et Luanda, les trois villes entre lesquelles se partage Agualusa. Avec des parents portugo-brésiliens, il se sent » à la maison sur trois continents », se définit comme un modèle de créolité. Identité entre les lieux ? Celle de la langue. Mais l’auteur, souvent cité comme un de ceux qui revitalisent la littérature portugaise, tient à ce qu’on distingue entre plusieurs portugais. La langue crée un lien et, à la fois, permet la différenciation. Le portugais qu’il parle, qu’il écrit, est une langue assimilée par l’Afrique, par l’Angola. Les Angolais parlent leur langue, les Brésiliens la leur. C’est une langue nouvelle, un héritage et la transmission de quelque chose de nouveau. D’ailleurs, Agualusa remarque que l’auteur de langue portugaise le plus vendu aujourd’hui, derrière le Nobel José Saramago, est un romancier mozambicain : Mia Couto. Sous-jacente à cette question de la langue, celle du poids de l’histoire, des séquelles coloniales. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ses textes, sous différents angles, reprennent ces thématiques pour nourrir un univers littéraire surprenant, foisonnant d’idées.
La guerre des anges, c’est d’abord, dans un univers mouvant, une extraordinaire galerie de portraits. Après Félix, le noir albinos du Marchand de passés, on rencontre Euclides, noir, nain et homosexuel, aux côtés du Colonel Francisco Palmares, l’homme à la tarentule, obsédé par le souvenir d’une femme qu’il cherche et fuit à la fois. Les deux hommes, malgré leurs différences, partagent des instants d’un passé commun, là-bas en Angola, à l’ombre du règne du Vieux. Autour d’eux évoluent Florzinha, « carnivore, cruelle, petite fleur hérissée d’épines », Jararaca à l’air si doux, chef de gang sur le morro da Barriga, Jacare le rappeur camé au dos tatoué d’une Vierge immense, Monte, Grand Inquisiteur en Angola que les habitants de Luanda surnomment Mort, Anastacia, l’artiste qui crée des vagins dentés pour mieux faire peur aux hommes… Quelques traits suffisent pour faire vivre ces personnages, quand certaines figures sont fouillées jusqu’à ce que leurs existences entières soient vidées devant nous.
Question mise en scène, tout commence par la fin. » La fin, comme si c’était le commencement « , bien avant » le commencement, comme si c’était la fin « . Introduction apocalyptique au dessus de Rio, avant de passer sans transition à la résurrection d’un mort, Euclides Matoso da Camara, dans les rues de la même ville. Impossible de savoir où on en est. Il faut du temps pour se positionner dans le récit : son impact en est renforcé d’autant. Toute situation nouvelle est prétexte à l’étrangeté, les ruptures sont brutales. Il faut attendre pour que chacun se dévoile. Dans un texte fragmenté, des bribes de passé d’un côté recoupent des embryons de mémoire et d’histoire tandis que, sur les pentes des morros qui entourent Rio, se livre un combat inégal.
Car le roman se noue autour de cette journée où « des anges noirs meurent à Rio », dans des favelas armées (entre autres) par le trafic d’armes avec l’Angola, parce que toute une partie du pays souffre d’un racisme latent, ce qu’Agualusa nomme « apartheid à la brésilienne ». Des dizaines de termes existent pour nommer les couleurs de peau, sans que jamais ne soit prononcé le mot « noir ». On est marron, cacao, pain brûlé. L’identité passe par la négation. Et quand certains affirment que « si un noir se définit comme brun couleur de pain brûlé, il assassine un noir. C’est un noir de moins au Brésil », d’autres constatent : « Ici les blancs n’aiment pas les noirs ; et les noirs non plus n’aiment pas les noirs ». Et Agualusa de citer en exergue Sueli Carneiro, sociologue brésilienne : « Certains groupes de Noirs organisés dans le pays s’efforcent d’aborder le problème racial dans une perspective pacifique, mais si la société ne répond pas, il est impossible d’empêcher le recours à d’autres formes de combat. Il s’agit d’une question de légitime défense. Nous ne savons pas comment les prochaines générations réagiront à pareille exclusion ».
Mémoire, histoire, identité. Et puis l’écriture. L’ensemble du texte est porté par sa structure mouvante, aléatoire. Puisqu’on ne sait jamais où on arrive, les effets de surprise sont permanents. Le roman acquiert une esthétique poétique fondée sur la rupture, encore accrue par les citations de poètes (angolais, brésiliens, portugais…) qui truffent le texte. Agualusa manie les mots avec adresse, finesse. Souvenirs, illusions et idéaux rencontrent dureté, violence et cynisme. De la guerre civile en Angola à la politique fiction au Brésil il n’y a qu’un pas, si facile à franchir. Ensuite ? « Il n’y a pas de fins heureuses, mais il y a des fins qui annoncent des temps meilleurs ».