Le Monde n’est pas une marchandise pose précisément la question de la marchandisation du livre et de son discours. Par le choix de l’éditeur tout d’abord : La Découverte en est un excellent mais appartient, depuis quelques années, au groupe Havas, par ailleurs peu connu pour sa lutte contre l’ultralibéralisme, la « mondialisation » et les multinationales. Par le choix de la photo de couverture : photo symbolique où José Bové arbore un grand sourire et semble brandir ses menottes comme un trophée. L’homme est pourtant bien placé pour savoir la réalité moins souriante qui suit la plupart du temps cette étape du processus judiciaire. Par le choix de la médiatisation de sa parution : bruyamment annoncée, relayée par de multiples interviews, en « tête de gondole » dans les grandes surfaces du livre comme sont en « tête de gondole » les produits alimentaires industriels.
Nous ne mettons pas en doute la sincérité de José Bové, qui a déclaré que son pourcentage des ventes irait à la Confédération paysanne. Nous ne mettons pas en doute sa sincérité s’il croit ainsi pouvoir faire connaître ses convictions au plus grand nombre de gens possible. Mais était-il obligé d’utiliser les mêmes procédés marketing que les multinationales qu’il critique ? Etait-il obligé d’accepter de dédicacer d’un « amicalement » les exemplaires adressés par son éditeur à des journalistes inconnus de lui ? Il condamne suffisamment les ersatz de fromages qui inondent les supermarchés pour comprendre qu’un sentiment et un mot, autant qu’un aliment, risquent de perdre leur valeur à être utilisés industriellement.
Venons-en à l’œuvre, qui n’est pas, quoi qu’en pense sans doute Havas, qu’une marchandise. Passons rapidement sur la préface emphatique et pompeuse du journaliste Gilles Luneau, qui heureusement donne rapidement la parole à José Bové et à François Dufour, secrétaire national et porte-parole de la Confédération paysanne. Les deux hommes reviennent sur les deux événements marquants qui les firent connaître : le démontage du McDonald’s de Millau et la manifestation de Seattle lors de la réunion de l’OMC. Regard distancié qui permet de mesurer les réactions violentes et disproportionnées de la préfecture et des médias, qui parlèrent de « saccage » et de « fièvre destructrice ». Depuis, la justice s’est assagie, par respect des lois et les médias se sont calmés, par réalisme : le mouvement recevait le soutien d’une partie de l’opinion publique.
L’ouvrage apprend beaucoup dès qu’apparaissent les analyses. Celle de la politique agricole commune et de l’évolution de l’agriculture de l’après-guerre à aujourd’hui. Une agriculture qui de développe « sur le même modèle technique que l’industrie : intensification, spécialisation des exploitations, rationalisation et segmentation du travail, standardisation des produits ». Celle de la réalité du métier paysan, où la modernisation n’a que peu modifié la durée et la pénibilité du travail, a créé de surcroît un stress dû à la mécanisation, a poussé les paysans à surproduire et à adopter des attitudes libérales, etc. Celle enfin des risques sanitaires, environnementaux, sociaux et biologiques qui découlent de l’utilisation des hormones, des antibiotiques et des OGM. Aux excès productivistes et industriels, aux dangers de ne pas respecter le principe de précaution, Bové et Dufour répondent par la nécessité de mettre en place une « agriculture paysanne » respectueuse de la biodiversité et adaptée au climat, au sol et à la topologie de chaque région.
C’est ensuite qu’apparaît la limite de leur discours, que certains présentent déjà comme politique, écologique et indépendant d’objectifs économiques. Il n’en est rien. Qui attendrait des réflexions plus approfondies sur les rapports entre nation et « mondialisation », sur les relations plus que jamais ambiguës qui lient les hommes de nos pays, en majorité citadins, à la nature et à l’alimentation, serait déçu. Les passages sur les « racines paysannes » (identifiées aux « racines culturelles ») ou sur un hypothétique « nouvel internationalisme » laissent le lecteur frustré. Surtout, quelques phrases sur les « éleveurs victimes » des scandales alimentaires, sur le risque que ces scandales « grossissent les rangs des végétariens « , sur « les pêcheurs à la ligne, qui sont, par passion, des amoureux de la nature », sur les « attentes des consommateurs » et le « capital de sympathie » qu’ils possèdent auprès d’eux, témoignent que l' »agriculture paysanne » est plus paysanne que citoyenne et plus agricole qu’écologique.
Quelle que soit donc la sympathie -non capitalisable- qu’on peut avoir pour la lutte que ces hommes représentent, restons prudents. Comme tous ceux qui disent aimer la nature, des agriculteurs aux chasseurs en passant par les pêcheurs, ils entretiennent avec elle des rapports qui, jamais gratuits, ne conduisent pas forcément à son bien.