« J’ai essayé de raconter dans ce livre, avec un minimum de littérature au profit d’un maximum d’honnêteté, la vie des travailleurs dans les plantations de cacao du sud de l’Etat de Bahia. Sera-t-il sorti de là un roman prolétarien ? » écrivait Jorge Amado en 1933. Le lecteur actuel espère sans doute, à l’inverse de l’auteur dont l’interrogation exprimait un espoir et non une crainte, qu’il n’en est pas sorti un « roman prolétarien ». C’est pourtant le cas, pour notre plus grand plaisir. En premier lieu celui de retrouver au fil de cette œuvre un écrivain qui, comme en son temps Rafael Alberti ou Miguel Hernandez, a toujours refusé d’écrire au-delà des hommes, refusé de se diminuer à ne décrire que des univers sans luttes et sans souffrances pour une petite communauté de lecteurs oisifs et neutres. En second lieu celui de se laisser envahir par l’écriture déjà superbement maîtrisée d’un Amado de dix-neuf ans qui transforme ainsi ce roman prolétarien en un roman d’initiation, reflétant la réalité du combat qu’il dut mener pour parvenir, à l’aube de sa vie, à « partir pour la lutte le cœur propre et heureux ».
Le domaine Fraternité est l’une de ces immenses plantations d’Amérique latine où les hommes cultivent et ramassent le cacao, sous les ordres de quelques petits chefs qui assoient leur pouvoir par la méchanceté, sous la domination d’un colonel pour qui la vie d’un ouvrier vaut moins que celle d’un cacaotier. La vie de Sergipano et de ses compagnons passe lentement, rythmée par les récoltes, les sorties à la bourgade, les prostituées, les coups et les humiliations. Leur humanité est niée, leur liberté inexistante. Seules comptent la récolte et la production. Les salaires des hommes (qu’ils sont obligés de dépenser au magasin du domaine) sont calculés pour leur permettre juste de se nourrir, les empêchant ainsi d’économiser suffisamment pour s’en aller. Sergipano parviendra cependant à quitter le domaine, non par horreur du travail, auquel il s’est habitué, mais pour s’éloigner de la fille du Colonel, amoureuse de lui, qui lui propose de devenir maître à son tour : donc de trahir ses frères.
Souffrance, compassion, fraternité : ces trois sentiments sont pour Amado les garants de l’engagement, pour le personnage principal du roman les garants de la dignité. Dignité du travail et dignité de classe, que l’on retrouve tout au long du Chant général de Pablo Neruda, et qui éclate dans ces vers :
« Je vis parmi les êtres comme l’air.
De la solitude traquée,
je sors me mêler à la foule des combats,
libre puisque dans ma main va ta main
et que nous conquérons des joies qui ne se domptent. »
Dignité qui éclaire d’un autre sens les états d’âme de la plupart de nos romanciers contemporains, qui perçoivent l’engagement comme une prison, sans jamais se rendre compte qu’ils sont aussi esclaves que les paysans des plantations, qu’ils ne font que tourner, d’œuvre en œuvre, dans les petits paysages de leurs livres -riches en personnages mais pauvres en chair- et dans le petit milieu de l’édition -riche en lecteurs mais pauvre en hommes.