Les allergiques aux manuels d’histoire peuvent être rassurés : il y a certaines portes d’entrée dans le récit d’un siècle qui ne font pas bailler d’ennui. Même si ça ne marche pas à tous les coups, la correspondance littéraire reste sur ce point un excellent moyen de faire passer la pilule chronologique ; sans overdose de dates, les éditions Allia se sont ainsi penchées sur les lisières du travail de Swift et y ont ramassé cette Correspondance avec le Scriblerus Club, perle de férocité et de témoignage historique. Solide et emballante, la préface (signée David Bosc) dresse le portrait de Swift en franc-tireur solitaire, ordonné prêtre puis Doyen de la cathédrale de Dublin. L’homme cultive aussi le goût des amitiés à distance avec d’autres grandes plumes d’Angleterre. En dehors de sa force de décryptage et de son génie de la conversation, Swift a marqué les esprits du XVIIIe siècle par son étrange silhouette : baptisé « the mad parson » (le pasteur fou), il promenait une dégaine lunaire et farouche toute aussi surprenante que l’initiative du « Scriblerus Club », prise en 1712 avec son ami Alexander Pope. Pour en cerner l’objet, il faut se référer à la parution de Péri Bathos ou l’Anti-Sublime, c’est à dire l’Art de Ramper en Poésie, publié en 1999 aux éditions Sulliver : le « Scriblerus Club », entreprise collective à l’origine prévue pour être une revue, s’est très vite pris le goût du canular et de la satire à taille humaine. Martin Scriblerus, personnage imaginaire et » synthèse de bêtise et d’orgueil » (dixit David Bosc), fut ainsi la mascotte et le cobaye d’un vaste éclat de rire poussé par Swift et ses camarades à la face de leur siècle. Le principe était simple : nuire à la bêtise et railler les courbettes, les discours pédants et toutes les lois absurdes dictées par les puissants d’alors.
La matière abondait pour nourrir cette flambée critique. L’époque fut réputée hypocrite et mercantile, secrète et « déjoueuse-de-complots » ou encore minée par la peur constante d’être « perquisitionné et saisi de vos papiers ». La verve de Swift ne l’a jamais quitté jusqu’à sa mort, en 1745, mort qu’il avait déjà tourné en dérision dans ses Vers sur la mort du doyen Swift. Encore inédite en France, comme bon nombre des lettres ici révélées, la dernière écrite de sa main laisse tristement percer la difficulté à maîtriser ses propres mots. Elle clôt ces 500 pages de correspondance et reste à l’image du recueil tout entier, sincère et frondeur d’esprit. La charge habituelle des pamphlets poétiques et politiques de Swift, genre où il régna en maître redouté, se trouve ainsi déplacée sur un plan intime et relationnel. Ce portrait en creux d’un demi-siècle (les lettres vont de 1713 à 1745) prend donc tout son sens en tant que monument d’amitié, irrégulier, aléatoire, mais aussi généreux et empli de détails savoureux. Exemple : on y découvre la passion de Swift pour le riz au lait (!), ou encore la fierté qu’il eut à prendre sous son aile un jeune ecclésiastique en Irlande. Formé à bonne école, celui-ci s’inspira d’ailleurs de Gulliver pour pondre un grinçant Projet pour Payer la Dette au moyen d’un Impôt sur les Vices. Tout un programme.
Filtrés ou non par les espions des courriers postaux, les échanges fusent, plongent dans les intrigues de couloirs ou dans les projets et inquiétudes de chacun. Marquées par les dernières rencontres en terre anglaise avec Swift et souvent taraudées par le désir de vite se revoir, ces lettres vont droit au but et auscultent le poids de l’absence de l’autre. Parfois rédigées à quatre mains, elles forment une sorte de triple correspondance que Swift décrypte avec un bonheur communicatif. Progressivement, elle s’imprègne pourtant d’une mélancolie causée par la mort de plusieurs proches, dont celle de l’insouciant John Gay, auteur de l’Opéra du Gueux. Le cercle de fortes têtes se resserre alors autour du duo formé par Swift et Pope, lequel fournit les passages les plus poignants de l’ensemble. L’éclairage apporté par ce recueil exhaustif sur l’œuvre et la personnalité de Swift est absolument remarquable et couvre aussi bien la genèse de Gulliver que les penchants philosophiques de l’auteur. Swift est sur ce point assez proche de Lord Bolingboke, autre génie exilé en France, adoubé par Voltaire et fasciné par la pensée d’une jouissance au jour le jour, inspirée du disciple socratique Aristippe. On est évidemment loin, très loin de la fausse étiquette d’auteur pour enfants qui colle à l’image de Swift depuis que ses Voyages de Gulliver sont vendus au rayon jeunesse. Une erreur dont il aurait beaucoup moins souri.