Deux villes, trois personnages, et cinquième roman traduit de John Edgar Wideman, sans doute l’une des plus grandes plumes de la littérature américaine contemporaine : vous voici entre Philadelphie et Pittsburgh, centre névralgique de l’œuvre de ce natif de Homewood, son quartier noir, qui force à nouveau ici, avec une puissance et une violence exceptionnelles, la porte au seuil de laquelle se distinguent le réel et l’imaginaire, le tangible et la mémoire, en reprenant et prolongeant toujours plus avant sa réflexion créative autour des grands thèmes de ses précédents romans. L’histoire se dessine lentement au fur et à mesure des fragments accumulés et partagés entre les trois voix de ce roman postmoderne. Première voix : celle de Kassima, épouse et mère endeuillée qui a perdu ceux qu’elle aime, et tente d’échapper à la seconde, celle de l’homme qui la désire aujourd’hui. La troisième, enfin, est celle de monsieur Mallory, vieillard noir qui photographie les souffrances anonymes pour les dérober à l’oubli et ennoblir leurs regards, et qui s’en remet à Giacometti pour expliquer les fondements et justifications de son entreprise artistique obstinée. Mallory s’éteint doucement, sa mort emplissant le roman d’une beauté et d’une tristesse douloureuses. Difficile d’ajouter autre chose : la lecture de John Edgar Wideman possède une dimension « expériencielle » difficilement transcriptible, et l’on ne peut que souligner la force poétique de l’écriture, la profondeur et l’intensité du travail réflexif et littéraire, la sensualité et la violence qui émanent de chacune de ces pages ciselées.
Le désordre n’est bien sûr qu’apparent : en multipliant les points de vue, les temporalités, du front militaire italien aux ghettos assiégés, en convoquant plusieurs genres, plusieurs styles même, en écrivant par longs paragraphes parfois entrecoupés de courtes vignettes, Wideman poursuit la recherche engagée avec ses dernières fictions (Reuben, L’Incendie de Philadelphie, Le Massacre du bétail, tous traduits chez Gallimard) et génère une subtile polyphonie souvent comparée au discours du jazzman (la question a fait l’objet de passionnants travaux universitaires), même si d’autres influences musicales -blues et rap- semblent percer ici. On pourrait ainsi appréhender le roman comme un processus et son déroulement comme celui d’un morceau jazz, avec tous les rapprochements métaphoriques qui pourraient alors être établis entre le geste de l’écrivain et celui du musicien, leurs rapports à leurs sources et influences respectives, et surtout leur contact au lecteur ou auditeur. D’une richesse et d’une originalité esthétiques remarquables, d’une puissance émotionnelle saisissante, Deux villes s’impose comme un magnifique travail sur la langue et la mémoire, la culture et l’histoire noires ou leurs cicatrices sanglantes, le parcours autobiographique et ses échos fictionnels, la violence et l’assassinat, la révolte enfin. Celle qui fait du roman ce chant rageur qu’on n’écoute pas indifféremment.