Bien qu’encore largement à découvrir en France, Joe R. Lansdale est l’un des auteurs de romans noirs américains les plus intéressants du moment. Ok, c’est beaucoup et peu dire à la fois, mais difficile de faire autrement avec un bonhomme aussi commode à attraper qu’une anguille au fond d’un pot de vaseline. Prolifique, il y a autant de Joe Lansdale que de livres à écrire pour un écrivain cross-genres qui se joue des frontières littéraires aussi sûrement que les Mexicains du Rio Grande. Né en 1951, Joe Lansdale vit au Texas (à Nacogdoches, ça ne s’invente pas), 100% cow-boy, mais il pratique aussi les arts martiaux. Il est propriétaire de son propre dojo, où il enseigne depuis des lustres une discipline de son invention, le Shen Chuan : un mélange détonnant de Kempo, d’Hapkido, d’Aïkido et de Daito Ryu Aikijujutsu (?!). Studieux, il partage son temps entre l’écriture et les katas. En littérature, c’est tout naturellement qu’il a commencé par écrire du western (The Magic wagon, Texas night riders), puis du western mâtiné de zombies (Dead in the west), avant de passer à l’horreur pure tendance splatter (Drive-in, Les Enfants du rasoir) dans la lignée d’un Clive Barker (le coté homo-érotique en moins).
Au cinéma, on raconte que David Lynch s’intéresse de très prés à lui, mais c’est Don « Phantasm » Coscarelli qui a dégainé le premier, en réalisant l’enthousiasmant Bubba Ho-Tep adapté d’une de ses nouvelles. Malgré le succès du film, l’écrivain est le grand absent des nombreuses éditions DVD. Les amateurs de comics le connaissent aussi comme scénariste. Comme tous les gens de bon goût, il préfère DC à Marvel. Il a fait du Batman et du Tarzan. Avec ses complices Tim Truman et Sam Glanzman, il a aussi revisité Jonah Hex et le Lone Ranger. Il vient tout juste de sortir un Conan (Conan and the songs of the dead, Dark Horse) qui marque comme un retour brutal aux sources de l’heroic fantasy howardienne, après des années de bromure versé dans le potage.
Depuis quelques années, les lecteurs de la défunte Série Noire ont fait la connaissance de Hap Collins et Leonard Pine, les deux indéfectibles amis de L’arbre à bouteille (Mucho mojo), du Mambo des deux ours, de Tape-cul et de Bad Chili (repris depuis en Folio Policier, sous de très bonnes traductions de Bernard Blanc). Le premier est blanc, hétéro, looser attachant et sans le sou, le second, un ancien du Vietnam, est noir et gay, et pas sa langue dans sa poche, les deux réunis ensemble forment la plus formidable paire de potes à l’ouest du Pécos, pas le genre à se laisser emmerder les morpions sur les couilles. Il y a un style Lansdale qui décape en profondeur aussi sûrement qu’un vieux tord-boyaux du Far-West : personnages hauts en couleur, violence sèche sans fioriture mais des dialogues hard-boiled tendance cul d’une drôlerie incroyable. Son humour white trash cow-boy, spécialiste de la formule qui tue, fait mouche à tous les coups. Sans charre, certaines situations sont littéralement à se pisser-dessus-de-rire (cf. l’attaque de l’écureuil enragé dans Bad Chili). A lire avec des couches !
Mais Lansdale est aussi à l’aise dans la description d’une réalité autrement plus grinçante. Le supplice du goudron et des plumes sous sa plume s’avère nettement moins drôle que dans Lucky Luke. Son originalité profonde réside justement dans ce mélange permanent des genres et des tonalités différentes, qui vous cueille son lecteur à froid. Sous l’ironie mordante perce le portrait d’une Amérique désenchantée et peu glorieuse. Bienvenu chez les ploucs-des-ploucs, et qui en sont fiers, parmi les laisser-pour-compte de l’American way of life, les exclus de la beauté et du bon goût (le squelette d’un bébé emmailloté dans des magazines pornos, Mucho mojo). A ceci prés que l’auteur ne verse jamais dans le manichéisme bon train et la détestation de son propre pays. Il n’y a rien de pire que ces écrivains US qui forcent le misérabilisme anti-ricain pour être lus par des snobinards de salon européens. Bien au contraire, Joe Lansdale, en pur produit du cru, revendique haut et fort l’héritage de ses origines redneck. Il croit dur comme fer aux valeurs du vieil Ouest sauvage : l’amitié, l’honneur, la justice, voire l’auto justice, voire même la vengeance en dernier ressort et par principe, la winchester n’est jamais très loin quant tout fout le camp (ses positions plus que tranchées sur la peine de mort en feraient frémir plus d’un de ce coté-ci de l’Atlantique). Il ne cherche jamais à faire le malin, encore moins l’intello, et pourtant, pas d’erreur, il vise juste à chaque fois.
Comme dans Les Marécages (Folio policier -récompensé par l’Edgar Allan Poe 2000 du meilleur roman policier), le narrateur de son dernier roman publié aux éditions du Rocher, Sur la ligne noire (A Fine dark line, 2003), est un jeune garçon de 13 ans, Stanley Mitchell, dont les parents viennent d’emménager à Dewmont, une petite ville de l’est du Texas. Pendant l’été 1958, entre deux séances de ciné dans le drive-in que son père a acheté, Stanley trouve une vieille boite en fer, contenant de vieilles lettres d’amour. Un drame aurait jadis conduit deux jeunes femmes à une mort atroce. En déterrant les restes de ce passé tragique, Stanley ravive les tensions raciales et les passions condamnées d’une petite communauté de l’Amérique profonde.
C’était l’époque où « les noirs savaient rester à l’heure place. Les femmes aussi. « Gay » n’était encore qu’un simple synonyme de « joyeux ». La plupart des gens estimaient toujours que les enfants devaient se tenir correctement et se taire. Les magasins fermaient le dimanche. Notre bombe était plus grosse que leur bombe et (…) notre président était un brave type aux airs de grand père débonnaire, bedonnant et chauve qui adorait jouer au golf et était un héros de la dernière guerre ». En choisissant pour héros, un enfant innocent, ignorant tout des questions de sexe, de racisme et de violence, l’auteur se fait l’écho d’une voix plus intimiste qu’à l’accoutumée, laissant supposer qu’une large part d’autobio à peine déguisée (son propre père était propriétaire d’un drive-in) s’est glissée dans le roman pour servir de décors à l’intrigue.
Par la seule force d’un récit classique (un peu trop) parfaitement maîtrisé, Sur la ligne noire témoigne aussi de ce qu’il y a, à coté du Lansdale non-politiquement correct, un « gentil » Lansdale, faussement apaisé, digne successeur de Mark Twain, que tout ceux qui n’ont jamais frémit face à la cruauté de Joe l’indien, s’approchant du petit Tom Sawyer le couteau entre les dents pour lui faire la peau, ne peuvent pas comprendre.