Aux Etats-Unis, Joan Didion, aujourd’hui âgée de 73 ans, est une icône, une muse, presque un mythe. Quand Donna Tartt raconte sa rencontre avec Bret Easton Ellis, elle la replace autour d’un livre de Didion. Et que dire de son influence sur Jay McInerney, chroniqueur des nuits new-yorkaises ! Journaliste, scénariste, romancière, essayiste, elle promène sa plume depuis des années de la côte Ouest à la côte Est. En France, on ne l’a pratiquement jamais traduite. La parution simultanée de son dernier roman, L’Année de la pensée magique, et de son premier succès, publié dans les années 1970 et aujourd’hui culte, Maria avec et sans rien, fait donc figure de double événement en introduisant chez nous une auteur sans qui les lettres américaines seraient peut-être un peu différentes.
En lisant Maria avec ou sans rien, on trouve comme chez McInerney cette distanciation, cette critique de la vacuité, du superflu, de l’inutile. Côte Est chez McInerney, côte Ouest chez Didion (Maria vit à Hollywood), ce sont les deux mêmes mirages, dans deux cités aux lumières trompeuses, au milieu de fantasmes illusoires. Maria, sous les projecteurs, est une fille perdue dans la grande ville. D’abord mannequin, elle devient une actrice ratée, une muse divorcée, une mère, puis une femme avorteuse. Sans espoir de retour, elle sombre, sorte de Marylin au rabais. Victime de mirages qui la dépassent, elle tue les heures au volant de sa voiture, accrochée à son téléphone, entre sa villa de Beverly Hills, des hôtels anonymes et le désert. A la cherche d’une ultime chimère qui pourrait la sauver mais qu’elle ne trouvera jamais, elle se perd. Parfois, parce que le livre a vieilli, on pense qu’avec un portable, la pauvre Maria cesserait de faire la queue devant une cabine téléphonique, et que tout irait peut-être mieux. Pour le reste, il y a dans ces pages ce qu’on retrouvera chez la nouvelle génération des écrivains de la fin du mythe américain, cette culture de la désillusion, le charme de la destruction d’icônes de pacotilles. Le style est là, qui fige les scènes, les immortalise, net, pur, limpide, sans fioritures.
Il faut dire qu’avant de se lancer dans la fiction, Didion a commencé journaliste. Aux côtés de son mari, l’écrivain John Gregorry Dunne, elle a posé des poncifs littéraires qui hantent aujourd’hui toute la littérature américaine. Et puis JG Dunne est mort, un soir comme tous les autres soirs, au début de l’année 2004, dans leur appartement new-yorkais. L’Année de la pensée magique raconte la vie après. Quelques secondes séparent la normalité de l’anormalité, suivies de mois d’absence. Le style, ici, est différent. Moins concis, moins simple, plus ambigu. C’est un retour sur soi, un essai sur le deuil, écrit alors même que la fille de Didion et de Dunne, Quintana, oscille entre la vie et la mort. Le texte revient sur 40 années passées aux côtés d’une même personne, avec qui les liens sont ceux du mariage, de l’amour, mais aussi du travail : Didion et Dunne ont écrit ensemble, œuvré sur les mêmes thèmes, fidèles lecteurs l’un de l’autre, associés dans chaque domaine de leur existence. Ensemble, ils ont écrit, voyagé, travaillé pour le cinéma. Ensemble, ils auront incarné dans les lettres américaines une manière d’être qui inspirera de nombreux autres auteurs.
Mais le texte va plus loin, et retrace les mécanismes à l’oeuvre dans le travail de deuil, le regard des autres ou sur les autres ; il étudie les vecteurs du retour à un semblant de vie. Didion raconte : « Je me souviens du mépris que m’avait inspiré le livre écrit par la veuve de Dylan Thomas, Caitlin, après la mort de son mari, Leftover life to kill. Je me souviens de mon dédain, de ma sévérité envers sa façon de ‘s’apitoyer’, de ‘geindre’, de ‘s’appesantir’. Leftover life to kill est paru en 1957. J’avais vingt-deux ans. Le temps est l’école où nous apprenons ». En 2005, L’Année de la pensée magique remporte le National Book Award de la meilleure oeuvre non romanesque. Quintana, la fille de Joan Didion, était morte quelques mois plus tôt, à 39 ans, alors que le livre venait d’être terminé. Didion n’a pourtant pas souhaité revenir sur son récit pour inclure ce second décès. Son premier travail de deuil était terminé, celui à livrer au temps, au passé. Car selon ses propres mots : « le mariage, c’est la mémoire ; le mariage, c’est le temps. Le mariage, ce n’est pas seulement le temps ; c’est aussi, paradoxalement, le déni du temps. Pendant quarante ans, je me suis vue à travers le regard de John. Je n’ai pas vieilli. Cette année, pour la première fois depuis mes vingt-neuf ans, je me suis vue à travers le regard des autres ; pour la première fois, j’ai compris que j’avais de moi-même l’image d’une personne beaucoup plus jeune. Nous sommes d’imparfaits mortels, ainsi faits que lorsque nous pleurons nos pertes, c’est aussi, pour le meilleur et pour le pire, nous-mêmes que nous pleurons. Tels que nous étions. Tels que nous ne sommes plus. Tels qu’un jour nous ne serons plus du tout ».