L’instinct sexuel est une bénédiction de Dieu. Contre la « maudite décence » de son siècle, J.M.R. Lenz présente des Cours philosophiques pour âmes sentimentales, qui font du désir sexuel la source de tous nos sentiments. « Oui, tout est sexe », dirait un quidam en finissant son café. Mais si le discours pansexualiste est très à la mode depuis qu’on lit mal Freud ou Nietzsche, il surprend lorsqu’il émane d’un dramaturge allemand dans les années 1771-1772. Fort heureusement, Lenz ne s’en tient pas à un totalitarisme de comptoir, il développe une cosmologie véritable, autour du désir et de la loi.
Goethe fut un jour excédé de l’amitié que Lenz pensait lui offrir : elle se résumait à un sentiment d’infériorité et d’orgueil, à une volonté d’imiter Goethe et de le séduire comme un rival, à un désir ivre de soi de fusionner avec cet esprit singulier. Il alla jusqu’à faire expulser Lenz de Weimar. Ce dernier, perdu, sombra dans la folie jusqu’à sa mort. Les cours qui sont présentés ici ne laissent rien pressentir de cette histoire. Mais il est désormais difficile, sous leur ton presque académique, de ne pas entendre battre un pouls plus inquiet. Lenz l’annonce dès son premier cours : « Je vais vous conduire à la croisée du bonheur et de la misère. » Le grand inspirateur de Brecht et important dramaturge du Sturm und Drang nous livre, dans ce recueil disparu depuis deux siècles, une pensée discrètement nerveuse, à la fois tiraillée et comprimée entre une culture religieuse et morale et une expérience sensible unique. Il nous rappelle qu’il n’y a pas de bonheur sans jouissance, ni de jouissance sans désir. Notre « concupiscence », moralement éveillée par la loi divine, nous donne accès à une beauté du monde qui dépasse l’accord objectif de ses parties. Cette « beauté homogène » à notre sensibilité est le sentiment d’un accord du monde à notre désir. Beauté d’un monde qui nous plaît et avec lequel nous désirons fusionner, sentiment de beauté que nous pouvons caresser mais qui n’est pas un objet de représentation ou d’imitation. La concupiscence, désir de fusion avec ce qui nous convient, n’est pas seulement l’essence du désir sexuel. C’est aussi le fonds, sensuel, de toute notre sensibilité.
Lenz n’appartient pas pour autant aux mouvements du romantisme allemand qui célèbrent l’extase contre la raison trop rigide : « la dissonance reste la dissonance » et elle n’est pas longtemps supportable. De même qu’un véritable musicien, aussi original soit-il, doit jouer sur un instrument bien accordé, de même, le jeu de notre désir suppose qu’on prête attention aux règles de ses accords. Ainsi, la justice du monde et de ses lois doit être connue pour que l’on veuille mener une action durablement heureuse. Le Christ, exemplaire et imprévisible, mène « au-dessus des lois » une action éthique singulière, d’amour. Désir porté vers un objet qui augmente notre jouissance, l’amour est notre but et tout notre salut. Sans lui, la puissance et la violence de nos désirs se retournent vite en tensions de haine ou de dégoût contre l’objet mal choisi. Si Lenz rejette le péché originel, le « péché réel » existe donc néanmoins. Ce n’est pas la concupiscence, c’est l’ »impatience ». Développant une pensée morale de la vitesse, de la chute comme précipitation, Lenz nous appelle à nous préserver des désirs qu’éveille notre imagination trop pressante : « Vérifiez, comparez, soupesez, attendez », et, plutôt que de céder à ce qui deviendra insupportablement dissonant, « maintenez cet arc tendu avec le bras de fer de la raison ». La clé du désir sexuel, voie divine où s’identifient contre saint Paul le charnel et le spirituel, n’est pas dans l’emportement mais dans le calcul. Dans chaque moment de notre existence, « la doctrine des proportions est la grande doctrine de notre félicité ». Confrontés à notre nature sexuelle, et plutôt que de faire le saint, l’animal ou le boucher, cherchons avec qui nous marier, afin de « ne pas être beau en vain ».