« Parler à ses chiens est parfois incroyablement utile » : la force de l’animal contrarié résonne dans celle de l’écrivain, souvent prompt à élever de véritables bestiaires. Du sang d’animal intempestif coulerait ainsi dans les mots de l’américain Jim Harrison. Mais c’est aussi un appétit pantagruélique qui traverse les festins nus, les vies multiples et les errances de l’auteur des Légendes d’automne et de Dalva. Ses Mémoires, baptisées En marge (parallèlement sortent une réédition en poche de deux recueils poétiques), sont à dévorer non seulement pour les confessions truculentes qui combleront tout fan en manque, mais surtout pour l’écriture de l’expérience qu’elles développent, saveur furieuse et tendre à la fois, picaresque ou contemplative, impatiente ou zen, quand elle ne vient pas croquer le tout-venant pathologique ou les nababs d’Hollywood. L’exergue lance l’ambiance, à l’affût des points de fuite d’une vie, apostrophant le voyageur-lecteur pour lui rappeler comme le mouvement anime tout tracé du souvenir et tout way of life forgé dans les brisures : « Prends garde, ô voyageur, la route aussi marche », prévient Rilke.
Toute vérité, surtout biographique, n’est pas bonne à prendre pour Harrison. Mais les visions et les « obsessions » nous sauvent par contre d’un étouffement K.O. sous la banalité. Elles sont au nombre de sept ici (le strip-tease, la pêche, la chasse, la France, la religion…), qui ravagent ou éclairent « le tableau noir intime » d’une vie marquée par la recherche de la Nature, celle qui vous prend à la gorge chaque matin quand vous partez à la rencontre d’un couguar ou d’un ours. Ou qui vous fait ouvrir de grands yeux d’enfant devant un quetzal, cet oiseau rare venu se poser non loin du mot « fin » que Harrison appliquait à son roman La Route du retour, dans sa casita hivernale de la frontière mexicaine. Quant à son autre livre culte, Dalva, il l’a ramené tout droit à la case convalescence.
Le trappeur Harrison, qui ne s’épargne pas sur ses propres dérives dans la cocaïne et l’alcool, tutoie son lecteur, lui parle botanique, Joyce et Faulkner ou galères de jeunesse dans le Michigan, transes de pêche ou émois sexuels devant la Jane de Tarzan. Il peste contre les clichés, élève contre eux « un langage fleuri », arborescent, à l’écoute de la petitesse : les radicelles d’une vie en font plus que ses racines… Mémoires et non autobiographie, insiste Harrison, car ses mots se tournent vers l’Autre, épris d’une force centrifuge. La mort d’êtres chers hante alors son écriture, travaillée par la disparition de sa sœur et de son père dans un accident de voiture ou combattant la tentation du suicide dans ses elliptiques Lettres à Essenine. La « baudruche humaine », assaillie par des séries de dépressions et de frayeurs, prend le pas sur l’image bonhomme et rassurante du « Big Jim ». L’attrait profond d’Harrison pour les espaces vides (et cette belle citation à la Chateaubriand : « Il faut scruter longtemps pour trouver de l’amour parmi les ruines ») est sans cesse comblé par la précision foisonnante des souvenirs et les bouffées comiques, voire parodiques sur soi-même et sur les royaumes de l’apparence. Hollywood, justement, avec cette phrase d’un producteur filou qui trône au-dessus de son bureau : « Tu n’es rien qu’un écrivain ». C’est déjà pas mal.