Quel est le point commun entre Henry Miller, Georges Moustaki et Jerome Charyn ? La réponse peut faire sourire, mais elle vaut bien un livre : le ping-pong. Adepte de la petite balle en celluloïd blanc depuis qu’un soldat en permission lui a collé une raquette entre les mains lorsqu’il avait dix ans, l’infatigable romancier américain s’est offert trois cents pages pour évoquer sa vision du jeu, la place qu’il tient dans sa vie, celle qu’y tiennent une poignée de héros oubliés et, parce la littérature n’est jamais très loin avec lui, les rapports équivoques du sport et de l’écriture. Construit à la manière d’un reportage gonzo, Ping-pong, comparé par DeLillo à un Soleil se lève aussi de la table verte, tient tout à la fois de l’autobiographie sportive, de la galerie de portraits, de la petite histoire en accéléré et de la dissertation politique. Il y a deux faces dans le Panthéon personnel de l’auteur : une proprement littéraire, une autre nettement plus sportive. Les héros de celle-ci s’appellent Dick Miles et Marty Reisman, « les deux plus grands joueurs » qu’ait jamais produit l’Amérique, un pays où le tennis de table n’a jamais réussi à s’imposer (la preuve : le seul pongiste américain vraiment médiatique est un débile léger, Forrest Gump, dans le film de Zemeckis). Pionniers géniaux, Miles et Reisman sont à l’ère de gloire du ping-pong US ce que les pères fondateurs sont à la Constitution : l’auteur en donne des portraits savoureux, n’hésitant pas une seconde à les placer sur un piédestal aussi élevé que celui qu’il réserve à ses maîtres en littérature. Les deux ne sont d’ailleurs pas nécessairement incompatibles : Dick Miles se trimballait dans tous les clubs de New York avec un exemplaire d’Ulysse sous le bras (authentique).
Légendes sportives, anecdotes impayables, révolutions matérielles (le passage de la raquette en émeri aux picots puis à la mousse et, surtout, le bouleversement qu’a apporté l’invention de la colle rapide, au point que les joueurs, à force de coller « comme des malades », finissent par se péter les narines) : Charyn n’oublie rien et raconte tout cela avec un mélange de naïveté respectueuse et d’humour à demi-mot qui fait mouche. On y enrichira au passage son glossaire sportif personnel, en apprenant par exemple que la « poussette » consiste à ne jouer qu’en défense, sans jamais attaquer : au championnat du monde par équipes de Prague, en 1936, le premier point d’un match légendaire entre deux monomaniaques de la poussette, Ehrlich et Farcas, avait duré 2h12. Ailleurs, on découvre la dimension quasi-mystique que prend parfois le ping-pong aux yeux des pratiquants, lesquels pratiquent parfois l’autohypnose pour améliorer leur concentration ou, bercés par le bruit de la balle et détachés de la réalité, atteignent à « l’harmonie parfaite, où le corps et l’esprit sont habités par une sorte d’état mystique où le temps paraît soumis à la volonté. » On goûtera aussi avec un plaisir particulier les considérations géopolitiques inhérentes à la relation du célèbre voyage de l’équipe de ping-pong US en Chine en 1971, et du rôle diplomatique non anodin qu’il a joué dans les relations entre les deux pays…
Futilités ? Pas si sûr. Même raconté avec drôlerie, le ping-pong pour Charyn est autre chose et plus qu’un sport de salle : un prisme, une manière de voir le monde, une discipline mentale, voire, peut-être, la métaphore de l’autre grande affaire de sa vie, l’écriture. « Je ressentais une sorte d’affinité entre le tennis de table et mes écrivailleries, elles qui ont le même côté échevelé, qui portent la même signature folle, comme si dans les deux cas je mettais en action un secteur pervers de mon cerveau. » Le génial Dick Miles serait sans doute d’accord, qui alterna des années durant balles coupées et chapitres de Joyce, smashes atomiques et aventures de Bloom. Et Charyn de conclure : « Je persiste à jurer que le ping-pong est comme le rêve d’écriture d’un livre ».