La sortie simultanée de deux traductions de Jeff Noon est en soi un petit événement. Auteur aussi rare qu’attendu, aussi inconnu en France qu’adulé en Grande-Bretagne, le père du Vurt n’a pas souvent eu l’occasion de faire sa promotion chez nous (il sera pourtant au festival des Utopiales à Nantes, la semaine prochaine). Son premier roman, écrit en 1993, a du attendre 2006 pour paraître chez La Volte (maison qui a apparemment décidé de ne publier que du bon : Barbéri, Damasio, etc.) ; c’était, déjà, une double parution, l’excellent Pollen faisant suite à Vurt, et nous en parlions ici. En dépit de leurs quelques défauts, ces deux romans nous ouvraient alors à un univers étrange, unique, à la croisée de Lewis Carroll et du cyberpunk, où toute une populace bariolée parcourait le monde du Rêve (le rêve capturé et mis à disposition à tous, imprimé sur des plumes colorées que l’on s’enfonce dans la bouche), à la recherche de la connaissance et de l’extase, dans une ville de Manchester qui, comme à son habitude, couvait ses protégés de son atmosphère pluvieuse et psychédélique. L’ensemble était charmant, et Noon marquait son territoire grâce à un style vif et direct, typique des écrivains britanniques de la dernière décennie (Welsh, King…) ; avec dix ans de retard toutefois, il souleva moins l’enthousiasme des foules françaises que dans son pays natal.
Décidée à rattraper le temps perdu, La Volte publie donc deux inédits de Jeff Noon, NymphoRmation, qui appartient au fameux « cycle du Vurt », et Pixel juice, un recueil éclectique de nouvelles. Le premier, soyons honnêtes, déçoit un peu : l’auteur nous raconte les débuts du Vurt, et remonte à la fin des années 90 à Manchester (le roman date de 1998). Si l’intrigue apparaît plaisante, elle s’essouffle assez vite, la faute à de trop longues considérations techniques et à d’interminables tractations entre les personnages. L’idée de départ est tout de même assez tordue : dans cette ville où la passion du jeu est héréditaire, un Loto à base de dominos magiques a remplacé le football et donne lieu chaque semaine à une messe télévisée à laquelle le destin de chacun semble suspendu – le samedi à Manchester, une semaine de derby City-United, cette scène est assez réaliste. L’organisation du jeu semble toutefois suspecte à une poignée de geeks amateurs de mathématiques noires (une version ésotérique de la discipline), qui décide d’en remonter la filière. Noon dévoile alors les dessous de son univers (ses inventions, leurs bases scientifiques), mais ne convainc que très partiellement ; ses explications restent largement fantaisistes, et la scène finale, surréaliste accumulation de n’importe quoi, ne sauve évidemment pas l’ensemble. Sur ce coup, Noon se loupe assez magistralement, et rend une copie plutôt indigeste.
Tout autre est le recueil Pixel juice, qui se présente comme un ensemble d’« Histoires, nouvelles, fragments, dub remis, mode d’emploi » : autrement dit, un fourre-tout. On comprend pourtant progressivement que Noon a écrit là un livre cohérent, dont les fragments se lisent en totalité, et dans l’ordre. Conçu comme un « mix » (Pixel Juice est le nom d’un DJ), le recueil explore encore davantage les obsessions de Noon pour le rêve, les technologies étranges et compliquées, et les réalités alternatives, là-bas, de l’autre côté du miroir. Les nouvelles sont très variées, jamais lassantes, en dépit du retour permanent de certains motifs, qui servent de balises dans ce chaos de réalités alternatives. L’auteur n’évite pas l’autoréférence mais réussit là où NymphoRmation échoue : il éclaire le reste de son œuvre en en préservant le charme. Noon excelle dans la concision, la fulgurance, à l’image de ses intuitions sur le statut de la personnalité à l’ère de l’information et de la publicité : « On n’appelle même plus ça des « noms », d’ailleurs : il s’agit de logos, d’identités de marque, de modèles déposés, de chartes graphiques, de slogans, d’accroches ou de communiqués. Rien n’est vrai, et cela nous va très bien ». Les Netocrates ne sont pas très loin quand une fillette déclare : « Ma nouvelle image était « Gamine pétulante », et les publims ont envahi la rue pour communiquer sur cette identité révolutionnaire ».
On réalise alors combien notre vision de la littérature contemporaine est tronquée par des contingences éditoriales : Noon aurait pu avoir, il y a dix ans, la même importance qu’un Gibson ou un Coupland aujourd’hui, qui décortiquent eux aussi la vie à l’ère du capitalisme cognitif. On le trouvera au rayon SF car ses livres parlent de clones, de stars virtuelles, de survie de la personnalité à travers l’information ou de technologies inquiétantes et complexes, qui évoquent autant Cronenberg que Deleuze (« [il échafaudait] des machines perverses, incontrôlables. Des miroirs qui se reflétaient mutuellement » ; « Tom avait fini par toutes les réunir en un dispositif géant ; un jeu au-delà des règles, qui forçait à se demander quelle solitude fondamentale avait engendré un tel monstre »). Mais ses histoires sur la distorsion de la réalité et sa contamination par le rêve, à la manière de Lewis Carroll (plus présent que jamais ici, dans la façon dont Noon fabrique du réel en travaillant le langage, à travers d’inépuisables jeux de mots ou néologismes), cette façon de parler d’ici en parlant de là-bas, est intemporelle. Il y a encore quatre livres à traduire avant de jouir d’une vue complète sur l’œuvre ; le jeu en vaut la chandelle.